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Omondo
Le leader chi’ite irakien Moqtada al-Sadr a annoncé le 29 août son «retrait définitif» de la politique.
Daniel Raunet
Des émeutiers qui envahissent un Palais présidentiel et qui s’ébattent joyeusement dans la piscine de leurs adversaires, on avait déjà vu pareil spectacle en Ukraine et au Sri Lanka. Le 29 août dernier, c’était au tour de l’Irak de vivre son moment piscine, avec l’irruption des partisans du leader populiste Moqtada al-Sadr dans la « Zone verte », le camp retranché du pouvoir depuis l’invasion américaine de 2003.
En même temps, l’émeute s’étendait de Bagdad à Bassorah, c’est-à-dire dans tout le pays chi’ite avec des combats opposant sadristes et membres des milices pro-iraniennes. Le même jour, deuxième coup de théâtre, Moqtada al-Sadr, 48 ans, annonçait qu’il se retirait définitivement de la politique, dissolvait une nébuleuse d’institutions liées à sa cause et appelait ses partisans à cesser les hostilités. Bilan de la journée, 30 morts.
Le blocage des institutions irakiennes
La crise actuelle remonte au lendemain des élections générales d’octobre dernier qui ont vu le parti de Moqtada al-Sadr remporter le plus grand nombre de sièges, 73 sur 329, et le bloc des partis chi’ites pro-iraniens reculer substantiellement.
Porté par un mouvement de protestation contre le chômage et la corruption, Al-Sadr, dont le fief se situe dans les quartiers pauvres de Bagdad, a réclamé le poste de premier ministre, mais les autres formations lui ont barré la route. Le 13 juin 2022, les 73 députés sadristes ont alors quitté le Parlement, plongeant le pays dans une crise constitutionnelle qui dure jusqu’à ce jour. Tous ces partis disposent de milices armées, y compris bien sûr celle des sadristes, les « Brigades de la paix ».
Moqtada, le fils de son père
Rembobinons le fil de l’histoire. Moqtada al-Sadr est le fils d’un grand leader chi’ite irakien, le grand ayatollah Muhammad Sadiq al-Sadr, exécuté sous Saddam Hussein en 1986 pour son opposition au dictateur et sa popularité auprès des déshérités des quartiers pauvres de Bagdad. Sadiq al-Sadr faisait partie de la poignée de religieux chi’ites jouissant du titre de « marja’a », c’est-à-dire d’autorité suprême dans l’interprétation de la foi.
Son fils Moqtada n’est pas un ayatollah, il est simplement un « mujtahid », c’est-à-dire un clerc qui a étudié la jurisprudence religieuse et qui est autorisé à l’interpréter. Tout mujtahid doit toutefois suivre l’école d’un marja’a sans avoir le droit d’en changer selon les sujets. Tout naturellement il a choisi pour guide spirituel le successeur de son père, le grand ayatollah Kadhim Husayni al-Haeri, basé à Qom en Iran. Le désir de Moqtada de succéder un jour à feu son père est un secret de polichinelle. Jusqu’à présent, l’ayatollah al-Haeri, qui est âgé de 84 ans, était le parfait garant de sa légitimité en tant qu’héritier spirituel du grand ayatollah.
Sur l’échiquier politique irakien, Moqtada al-Sadr détonne. C’est un populiste, défenseur des pauvres, un nationaliste qui, contrairement au courant principal des partis chi’ites, a réclamé le départ des Américains dès le renversement de Saddam Hussein et les a combattus militairement. Au fil des ans, il est apparu de plus en plus hostile à la présence de l’Iran dans la politique irakienne. Il entretient de bonnes relations avec les minorités de son pays, les Arabes sunnites et les Kurdes, également réfractaires à l’influence de l’Iran, et sur lesquels il comptait, en vain, pour devenir premier ministre.
Moqtada al-Sadr désavoué par son protecteur
Le retrait proclamé de Moqtada al-Sadr de la vie politique, dont la réalité reste à démontrer, lui a été ordonné par son maître spirituel, l’ex-grand ayatollah al-Haeri. « Ex », parce que le jour même de l’invasion du Palais présidentiel, al-Haeri a démissionné de son titre de « marja’a », c’est-à-dire de guide spirituel. Al-Haeri a littéralement coupé l’herbe sous les pieds de son disciple en publiant dans les derniers jours du mois d’août ce qui, dans un contexte chrétien, équivaudrait à une véritable excommunication.
Al-Haeri a déclaré que le leadership religieux n’était pas une question d’hérédité, donc qu’être le fils de son père ne voulait rien dire, et il a appelé tout le monde à se rallier au leadership du Guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, le successeur du fondateur du régime théocratique iranien, l’ayatollah Rouhollah Khomeini.
Une religion à plusieurs « papes »
Tout ceci peut sembler étonnant pour des Occidentaux habitués au caractère monolithique des principales religions chrétiennes, mais dans le chi’isme duodécimain, c’est un peu comme s’il y avait une bonne demi-douzaine de papes à la fois. Chaque marja’a a sa propre jurisprudence et il n’y a pas de vérité éternelle et absolue, un autre marja’a peut toujours statuer différemment.
Traditionnellement, il y a généralement à chaque génération un marja’a qui, par consensus, est considéré comme le plus important, le « marja’ ‘a’la », mais la Révolution iranienne a tout changé. L’ayatollah Khomeini a bouleversé la tradition théologique en instaurant la « wilayat-al-faqih », ce qui signifie à peu près gouvernement par les docteurs de la foi, et en créant un nouveau titre pour lui-même, celui de Guide suprême. Bref, une théocratie.
Ces innovations n’ont pas été universellement acceptées. Ainsi, au Liban en 1995, le leader d’alors des chi’ites du pays, l’ayatollah Mohammed Hussain Fadlallah, s’est proclamé « marja-e-taqlid », c’est-à-dire source d’imitation, contestant ainsi l’hégémonie des Iraniens et réaffirmant le pluralisme de l’islam chi’ite. Il existe également une forte tradition quiétiste chez certains marja’a qui les amène à s’opposer à l’implication directe des religieux dans la politique. C’est le cas d’un autre dignitaire irakien, le grand ayatollah Ali al-Sistani, basé à Najaf, qui rejette la wilayat-al-faqih. Il est probablement le plus influent des marja’a en dehors de l’Iran et il pourrait être reconnu comme marja’ a’la s’il n’y avait pas la concurrence iranienne.
La reprise en main par l’Iran
Comme ils l’avaient fait au Liban après la mort de l’ayatollah Fadlallah, les Iraniens tentent de reprendre en main les chi’ites irakiens. Al-Haeri a lâché Moqtada al-Sadr à la suite d’une rencontre avec un représentant du Guide suprême iranien dans le but avoué de forger une nouvelle unité parlementaire autour de ses partisans irakiens. Les sadristes vont-ils reculer ? L’alternative serait une nouvelle guerre civile.