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© Questions internationales / Reuters
Des soldats ukrainiens inspectant un char russe dans la région de Tchernihiv, le 1er avril 2022.
Saisir les résonnances polyphoniques de la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine, « une vraie nation en armes, plus que jamais soudée par le fer et par le feu », voilà ce à quoi nous convie le dossier à la Une du tout récent numéro 118 de la revue Questions internationales, dont les contributions sont autant de clés pour comprendre la situation actuelle à l’aune d’une histoire qui a pris une tout autre dimension le 24 février 2022.
Pierre Deschamps
Jour après jour, la profusion d’images, de témoignages, d’analyses sur la guerre en Ukraine sont venus accaparer notre attention, submergeant notre mémoire, embrouillant nos souvenirs. Ce qui fait dire à Sabine Jansen, co-rédactrice en chef de Questions internationales, que : « Depuis le 24 février 2022, les experts de l’Ukraine pleuvent sur les plateaux de télévision comme les bombes sur un territoire ukrainien dont plus personne n’ignore ni la carte ni l’histoire. »
Tout le mérite du numéro 118 (avril-mai 2023) de Questions internationales, dont le thème du dossier à la Une est “Ukraine, entre Est et Ouest”, est de mettre en perspective les grands moments de l’histoire de l’Ukraine, les enjeux géopolitiques issus d’un conflit qui dure, et dont les suites vont bien au-delà du silence à venir des canons, tout en cernant au plus près ce qui constitue déjà le répertoire mémoriel d’un évènement dont les secousses ne sont pas à la veille de s’atténuer.
La volonté d’exister
Fort utile pour saisir les particularités d’un territoire longtemps resté inféodé à ses voisins, la contribution de l’historien Nicolas Werth retrace le long chemin parcouru par l’Ukraine, de l’époque des empires russe et austro-hongrois jusqu’au sortir de l’ère de glace soviétique quand elle devient en 1991 un État-nation, « au bout de décennies d’espoirs et de violences », dont la capitale au tournant des années 1920 « change de maîtres plus d’une dizaine de fois en trois ans ».
L’invasion par l’ombrageux voisin russe de cette « vaste contrée agricole qui a connu la collectivisation dans le sang et l’industrialisation à marche forcée [et qui] a tenté à plusieurs reprises de s’affirmer comme un État indépendant, notamment dans le tumulte des guerres du XXe siècle », est venue détruire « tout ce qui tissait encore la proximité entre les deux sociétés : l’importance des liens familiaux des deux côtés de la frontière, l’intercompréhension linguistique, les références culturelles communes, la conscience d’un passé partagé ».
Pour Sabine Jansen, l’origine de l’invasion de l’Ukraine par la Russie tient en bonne partie au fait que : « La préférence de l’Ukraine pour l’Europe, nettement exprimée à partir de 2013, et qui ruine toute extension vers l’ouest de l’Union économique eurasiatique voulue par V. Poutine, a sans doute scellé le sort de Kiev ».
De cruelles réalités
Le dossier de Questions internationales ne fait l’impasse ni sur la corruption d’hier, ni sur les nécessaires mesures anti-corruption à mettre en œuvre demain, ni sur les risques d’escalade induits par une Ukraine armée par l’Occident et à ce titre totalement dépendante des arsenaux d’Europe et d’Amérique. Avec pour résultat que « ce qui n’aurait dû être qu’un conflit entre deux États voisins est devenu un affrontement dont la résonance est planétaire, que l’on considère ses conséquences en termes économiques, géopolitiques, ou les acteurs impliqués ».
Par surcroît, la situation économique actuelle et future de l’ancien « grenier à blé de l’Europe » a de quoi inquiéter. Si bien que l’économiste Julien Vercueil, tout en traçant « les contours possibles du redressement de l’économie ukrainienne après la guerre, [rappelle sans détour] les atouts et les faiblesses économiques » d’un pays à reconstruire qui devra bien un jour ou l’autre, sous une forme ou une autre, régler une dette de guerre importante.
À l’est, tout est nouveau
Aux yeux de Jacques Rupnik, politologue spécialiste des problématiques de l’Europe centrale et orientale, « le rôle clé des pays d’Europe centrale et orientale dans le dispositif occidental d’aide militaire, économique et humanitaire [fait en sorte] que le centre de gravité géopolitique de l’Europe s’est déplacé vers l’Est ».
Pour preuve de ce glissement hier encore inenvisageable, le récent rapprochement entre la Pologne et l’Ukraine qui a conduit Daniel Beauvois, historien français spécialiste de la Russie, de l’Ukraine et de la Pologne, à proposer une analyse détaillée qui restitue « la place particulière qu’il convient de reconnaître à ce pays dans le conflit actuel ». Une place qui pourrait lui valoir d’être au cœur d’un mouvement antirusse est-européen plus offensif le jour où la Russie pliera les genoux.
La démocratie à l’épreuve de la guerre
Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes, à la Faculté des sciences sociales, de l’Université d’Ottawa, considère que s’il « paraît difficile de se livrer à une analyse exhaustive de l’état de la démocratie ukrainienne […] la résistance à l’agression russe a néanmoins donné lieu à une mobilisation citoyenne considérable qui pourrait servir de base à un contrat démocratique renouvelé ».
L’ancienne journaliste Sophie Lambroschini s’intéresse pour sa part aux mobilisations civiques menant à « des revendications de justice, de dignité sociale et d’amélioration du niveau de vie qui transcendaient souvent les clivages mémoriels, politiques et régionaux ».
Des effets collatéraux
L’entretien qui réunit Thierry de Montbrial, président de l’Institut français des relations internationales, et Michel Foucher, géographe, essayiste et diplomate, questionne le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’intangibilité des frontières ; souligne la perte d’influence de l’ONU et le recul du multilatéralisme consensuel ; éclaire d’un jour nouveau la capacité d’influence et d’action de l’Union européenne dans la résolution de cette crise ; évoque une éventuelle déstabilisation interne de la fédération russe ; met en valeur le souffle nouveau donné par le conflit au sentiment national ukrainien ; et, fait non négligeable, examine les implications du retour d’une guerre de haute intensité entre États européens.
Une pause avant le naufrage
La guerre en Ukraine, qui est venue suspendre en Russie le cours ordinaire de la vie politique, mobilisant la société et l’économie au nom de la mère patrie, et confortant l’autorité du chef, transformant en traître tout opposant politique, fait dire à Sabine Jansen qu’elle « constitue une assurance vie pour Poutine [ce guébiste] nourri au lait de la guerre froide, et formé au triptyque de la manipulation, de la dissimulation et de la désinformation ». Le président russe userait ainsi de la guerre avec l’Ukraine comme d’une bouée de sauvetage. À moins qu’elle ne devienne son Radeau de la méduse.