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U.S. Department of Defense
Les Ukrainiens sont « friands » des Javelin, entrés en service dans l’armée américaine en 1996.
Antoine Char
Youri Orlov (Nicolas Cage) parle beaucoup dans Lord of War (2005). Que dit-il d’important ? « Il n’y a rien de plus coûteux pour un marchand d’armes que la paix. » Un truisme parfait, une vérité trop évidente dans la guerre en Ukraine entrée dans sa deuxième année. L’industrie occidentale de l’armement se frotte donc les mains. Tout va bien. Oui, mais il y a un hic dans ce boom.
Si les carnets de commande débordent, les stocks d’armes essentielles s’épuisent, surtout les missiles anti-char Javelin et les missiles anti-aérien Stinger, tous deux tirés à l’épaule. « Les États-Unis ont expédié 8 500 Javelin en Ukraine, soit environ 40 % de l’inventaire. Reconstituer cet inventaire épuisé, et celui d’autres pays, est urgent. Ces munitions sont nécessaires pour d’autres conflits possibles, par exemple la Corée du Nord ou la Chine », explique Mark F. Cancian du Center for Strategic and International Studies, un think thank basé à Washington (échange de courriels).
Selon cet ancien colonel des marines, il faudra pas moins de quatre ans aux États-Unis, pour réapprovisionner leurs stocks de Javelin, fabriqués à l’usine de Lockheed Martin en Alabama. Le président Joe Biden y était le 2 mai dernier pour dire aux salariés du premier fabricant mondial d’armes ceci : mettez les bouchées doubles ! Le message quotidien du Pentagone à l’industrie de l’armement américaine (60 % du marché mondial, 250 milliards $ de chiffres d’affaires) n’est pas différent : renflouez au plus vite vos stocks afin de continuer à soutenir Kyiv.
Les Ukrainiens sont « friands » des Javelin, entrés en service dans l’armée américaine en 1996, car ils leur ont permis de stopper les chars russes aux portes de leur capitale au début de l’invasion, le 24 février 2022. En un an, ils auraient reçu l’équivalent de sept ans de production de ces lance-missiles.
Ils « aiment » aussi les Stinger efficaces contre les hélicoptères et les avions volant à basse altitude. Raytheon fabrique ces missiles en Arizona et elle a reçu un contrat de quelque 700 millions $ pour reconstituer ses stocks.
Main d’œuvre, armes et sous-traitants
Le problème pour l’industrie américaine en pleine expansion (ses ventes ont explosé l’an dernier de près de 50 %, selon le département d’État) c’est le manque de main d’œuvre et la complexité des armes. Sans oublier les sous-traitants qui souvent se trouvent à l’étranger. Plusieurs pièces d’avions de Lockheed Martin sont construits dans huit pays, dont le Canada.
La pénurie de main d’œuvre pèse lourd sur toutes les économies occidentales. Aux États-Unis la pandémie de Covid-19 et une politique d’immigration restrictive se sont particulièrement fait ressentir dans le « complexe militaro industriel », expression lancée par le président républicain Dwight Eisenhower en 1961, inquiet de l’« ascension désastreuse de ce pouvoir illégitime ».
À l’heure actuelle, il manquerait au moins six millions de personnes qualifiées pour faire tourner l’économie américaine dans son ensemble. Pas surprenant donc que les grands fournisseurs du Pentagone tirent la sonnette d’alarme : les ressources humaines ne sont pas au grand rendez-vous, les microprocesseurs non plus pour compenser les livraisons à Kyiv.
La guerre a par ailleurs mis en évidence les problèmes de chaîne d’approvisionnement dans le monde entier. Et ces problèmes vont « s’aggraver parce que la Russie est un grand fournisseur de matières premières utilisées dans la production d’armes », selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) qui rappelle dans son rapport du 6 décembre dernier que les ventes des 100 plus grandes entreprises d’armement totalisaient 592 milliards de dollars en 2021, 1,9 % de plus qu’en 2020 alors que l’économie mondiale se contractait de 3.1 % lors de la première année de pandémie. (1).
Réunions du Pentagone
Le Pentagone est inquiet. Chaque semaine, il tient des réunions avec les entreprises de défense pour les aider à résoudre leurs problèmes d’approvisionnement en trouvant notamment de nouveaux fournisseurs pour les pièces les plus rares.
Pour The Economist (25 février- 3 mars 2013), « quoi qu’il arrive, le besoin d’armes de l’Ukraine durera au moins une décennie et peut-être plus. À l’heure actuelle, il tire à peu près autant d’obus en un mois que l’Amérique peut en produire en un an. Sa campagne de printemps a besoin de munitions, de pièces de rechange, de systèmes de défense aérienne, d’artillerie à longue portée et, finalement, d’avions. Après la guerre, il faudra tout un arsenal d’armes de qualité OTAN ».
Tout en cherchant à reconstituer leurs stocks existants, les pays de l’OTAN sont engagés dans une folle course pour poursuivre leur aide militaire à l’Ukraine (plus de 50 milliards $ en un an) dont les demandes se font tous les jours plus insistantes.
C’est surtout dans l’artillerie que la consommation est sans fin. Un jour de guerre en Ukraine équivaudrait à un mois ou plus en Afghanistan, selon l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. « Cet été, dans le Donbass, les Ukrainiens tiraient 6 000 à 7 000 obus d’artillerie par jour […] à titre de comparaison, les États-Unis ne produisent que 15 000 obus par mois », rappelle le New York Times. (2)
Jamais assez
Washington a livré plus d’un million d’obus en un an, mais ce n’est visiblement toujours pas assez. Selon le quotidien de référence américain, l’armée ukrainienne utilisant environ 90 000 obus par mois, le Pentagone a dû puiser dans ses stocks en Israël pour approvisionner Kyiv. (3)
Il vient aussi de signer des contrats avec plusieurs producteurs dans le monde pour l’achat de 250 000 obus.
Les « marchands de canon » font certes de « bonnes affaires » avec la guerre en Ukraine et les firmes américaines dominent toujours la production d’armes, mais encore une fois les problèmes d’approvisionnement « plombent » leurs profits.« Il y a certainement une demande accrue d’armes alors que les pays cherchent à reconstituer leurs stocks existants qui ont été donnés à l’Ukraine à titre d’aide. Difficile de dire qu’il y a déjà des profits, mais probablement plus de ventes », explique Nan Tian, chercheur au SIPRI (échange de courriels).
À Bruxelles, le mois dernier lors d’une réunion des ministres de la Défense de l’OTAN, le secrétaire général, Jens Stoltenberg, déclarait tout haut ce qui se murmurait depuis des mois dans les cercles militaires : « La guerre en Ukraine consomme une énorme quantité de munitions et épuise les stocks des Alliés. Le taux actuel des dépenses de munitions de l’Ukraine est plusieurs fois supérieur à notre taux de production actuel. Cela met nos industries de défense sous pression. Nous devons donc augmenter la production et investir dans notre capacité de production . »
Aux États-Unis, cette production devrait augmenter au cours des prochains mois, même si la nouvelle majorité républicaine à la Chambre des représentants réclame des coupes dans les dépenses publiques qui pourraient entraîner une baisse de 10 % dans le budget de la défense.
Toutes les armes expédiées à l’Ukraine proviennent en grande partie des réserves des « arsenaux de la démocratie ». Eux aussi sont sur un pied de guerre. Mais, avec la pluie de commandes qui déferle sur l’industrie, tôt ou tard l’Ukraine sera submergée d’armes occidentales.
1 – https://www.sipri.org/media/press-release/2022/arms-sales-sipri-top-100-arms-companies-grow-despite-supply-chain-challenges
2 – https://www.nytimes.com/2022/11/26/world/europe/nato-weapons-shortage-ukraine.html
3 – https://www.nytimes.com/2023/01/17/us/politics/ukraine-israel-weapons.html
4 – https://www.msn.com/fr-fr/actualite/monde/lotan-inqui%C3%A8te-de-ses-stocks-de-munition/ar-AA17wU12
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