À propos de l'auteur : Claude Lévesque

Catégories : Médias

Partagez cet article

Claude Lévesque

À Carleton-sur-mer

Est-ce à cause de la brise vivifiante qui a soufflé sur la Gaspésie au printemps ? Le premier Festival international de journalisme de Carleton-sur-mer (FIJC) a donné lieu à des discussions intéressantes et animées, rarement moroses malgré les difficultés que la profession connaît depuis des années.

Les organisateurs, les participants et le public semblaient heureux du succès de l’évènement qui s’est déroulé du 19 au 21 mai et prêts à répéter l’expérience. Les difficultés dont on parle, la « crise » comme on l’appelle parfois, ont bien évidemment été discutés lors de cet évènement qui se voulait « un forum citoyen, ouvert sur le monde, convivial, sur la pratique du journalisme ».

La crise et les « opportunités »

L’éléphant dans la pièce, à savoir la perte de revenus publicitaires que les médias subissent depuis que la part du lion est empochée par les géants du web, a été évoqué mais n’a pas tellement été discutée. On a plutôt fait comme les Chinois, pour qui le mot « crise » désigne aussi l’idée d’« opportunité ».

Les médias, a-t-on fait valoir, doivent développer de nouveaux modèles d’affaires, conclure des partenariats et diversifier leur offre, par exemple en se dotant d’équipes spécialisées dans les enquêtes, en pratiquant le « journalisme de données » ou le « journalisme de solutions » (à distinguer des « bonnes nouvelles » à caractère promotionnel), ou encore en envoyant des reporters sur le terrain, où que se trouve le terrain. Plusieurs médias le font déjà … sans toutefois s’être débarrassé de l’éléphant vorace.

La confiance qui s’érode

Des études récentes comme celle qu’ont récemment menée les universités d’Ottawa et de Sherbrooke font état d’une baisse de confiance du public à l’égard des médias traditionnels. [1] Ces derniers doivent donc se réinventer s’ils veulent retrouver cette confiance sans laquelle ils peuvent difficilement fonctionner.

« Les gens doutent de tout parce qu’un peu tout le monde s’improvise reporter, a jugé Jean-François Bélanger de la Société Radio-Canada, pour qui « des choses se font à distance mais rien ne remplace le terrain, qui permet de mettre des visages sur les nouvelles. »

L’Ukraine

Ces derniers temps, le « terrain » se trouve souvent en Ukraine. Un panel a réuni, outre M. Bélanger, Isabelle Hachey de La Presse et Florence Aubenas du quotidien Le Monde, qui ont fait plusieurs séjours en Ukraine.

Isabelle Hachey y est allée au tout début du conflit, en février 2022, et elle y est retournée un an plus tard.  «Au début de la guerre, [les Ukrainiens] sont tout simplement abasourdis, leur monde s’effondre. Après un an, une habitude s’est installée », fait-elle remarquer.

On entre de plain pied dans un livre d’histoire : tout à coup on voit des tranchées, des uniformes dépareillés et très peu d’armement. Très vite, on tombe dans une guerre très moderne avec des drones, raconte Florence Aubenas. La guerre est aux portes de l’Europe : tout le monde a compris que la suite, c’est que ça peut se passer chez nous . »

Les trois reporters ont souligné l’importance de témoigner, de se rendre sur le terrain nombreux afin de réveiller les consciences, même si on a parfois l’impression que tout cela est en pure perte. Les résultats peuvent tarder à venir. Le journalisme peut-il changer les choses ? « Il y aura encore des génocides mais on avance quand même. On s’informe mieux aujourd’hui qu’en 1940 », croit Florence Aubenas.

Basta, l’évitement des nouvelles

Depuis la pandémie, l’occupation d’Ottawa par les antivax avec leurs camions et la guerre en Ukraine, le public est bombardé de nouvelles, souvent anxiogènes, qui viennent de tous les médias, les traditionnels comme les « nouveaux ».

On a remarqué chez certains aînés une espèce de retour vers le futur : plusieurs d’entre eux (d’entre nous) se contentent maintenant du téléjournal de 18 heures, a signalé Maryline Vivion, anthropologue au Centre de recherche du CHU de Québec.

Ce genre de réflexe face à l’« infobésité » est probablement essentiel pour qui veut garder sa santé cognitive et émotionnelle. 44 %  des répondants contactés pour le Digital Media Report 2022, une étude internationale, ont dit éviter « activement » les informations en 2022 alors qu’on n’en comptait que 24 % cinq ans plus tôt, a rappelé Colette Brin, professeure de journalisme à l’Université Laval. (2)

Quand tout le monde s’y met

« On a déjà connu [la surinformation] dans les années 1980 avec l’apparition de CNN, a rappelé Patrick White, directeur du programme de journalisme de l’UQAM. L’aspect répétitif de l’information est amplifiée par les réseaux sociaux. »

Les participants se sont demandé dans quelle mesure on doit blâmer les réseau sociaux pour le ras-le-bol d’un public gavé d’informations. « Ça contribue, les nouvelles ne viennent pas seulement des médias traditionnels mais aussi des amis qui s’expriment sur ces réseaux », dit Mélanie Tremblay, rédactrice en chef de FrancoPresse.

Le mot « journaliste » n’étant pas une appellation contrôlée, des politiciens, mettent en ligne ou en onde des « breaking news », comme le font les les médias.

Enquêtes, vérification des faits : plusieurs intervenants ont noté qu’il y a plus de rigueur que jamais dans le journalisme au Québec.

Le Festival a fait place à des invités qui ne sont pas à proprement parler des journalistes mais qui n’en informent pas moins le public sur d’importants enjeux de société. Zaynê Akyol, cinéaste et photographe montréalaise, a présenté un documentaire et une exposition de photos remarquables sur la vie de femmes qui ont affronté les fanatiques de Daech (État islamique) dans le Kurdistan irakien. Ce sujet difficile et compliqué est traité avec une grande sensibilité. On ne peut rester de marbre en apprenant que les protagonistes du documentaire ont presque toutes perdu la vie au combat.

Commandité par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, la Fondation René-Lévesque, le gouvernement du Québec, les gouvernements locaux, l’Université Laval et quelques contributeurs du secteur privé, le FIJC a réuni des dizaines de journalistes de la presse nationale et des médias régionaux et encore plus de non-journalistes, venant surtout de la région où il se tenait. Inspiré du festival de Couthures-sur-Garonne, en France, l’évènement, contrairement aux congrès, permet à tous les citoyens de discuter avec les journalistes et de dissiper certains mythes. (3)

(1) La confiance de la population face aux médias s’érode, Pierre Saint-Arnaud, Le Soleil, 19 mai 2023

(2) reuters.institute.politics.ox.ac.uk

(3) On peut consulter les discussions menées lors du Festival sur son site https//fijc.ca

Loin de la meute, Florence Aubenas

Quel rapport peut-il bien y avoir entre le Rwanda, l’Afghanistan, l’Irak, l’Ukraine, le Quai de Ouistreham (en Normandie) et la « vallée des hippies » dans les Cévennes ? Ce sont là quelques-uns des lieux où Florence Aubenas a réalisé des reportages.

Cette dernière est reporter au quotidien Le Monde depuis 2012. (Elle préfère ce titre à celui de journaliste et ne tient pas à ce qu’on lui accole l’adjectif « grand ».) Auparavant elle a travaillé à Libération et au Nouvel Observateur.

Elle a conquis le public du Festival de journalisme avec sa spontanéité, son à-propos et son sens de l’humour. Elle considère qu’elle ne fait pas partie de la « meute » journalistique. « C’est la meute qui n’a pas voulu de moi », lance-t-elle à la blague, ajoutant que son côté « Bécassine » l’empêche de pratiquer le métier de façon grégaire.

« Je ne suis spécialiste de rien du tout. On m’envoie partout où le journal n’a pas de correspondant, dans des endroits que je ne connais pas.

On me laisse écrire des articles qui ressemblent à des histoires. Des histoires qui vous accrochent et qui vous aident à comprendre une situation », a-t-elle répondu à une question de Jean-François Lépine, qui menait l’entrevue.

En 2009 elle passe cinq mois à Ouistreham, une petite ville de Normandie, pour enquêter sur la vie des travailleurs à statut précaire qui subissent de plein fouet la crise économique. Utilisant son vrai nom mais cachant sa profession et inventant un cv, elle finira par faire le ménage dans les cabines du ferry qui relie Ouistreham à Portsmouth.

Son récit publié sous forme de livre en 2010 a été adapté au cinéma en 2022 par Emmanuel Carrère dans le film Ouistreham, dans lequel Juliette Binoche joue le rôle principal.

Florence Aubenas a publié plusieurs autres livres, portant notamment sur des erreurs judiciaires (L’inconnu de la poste et La méprise, l’affaire d’Outreau).

La résilience de l’otage

En janvier 2005, se trouvant en Irak quelques semaines après la libération de Christian Chesnot et George Malbruneau, elle est à son tour kidnappée avec son fixeur. Cinq mois de captivité. Elle n’a pas d’objection à parler de cette expérience épouvantable, mais n’a jamais voulu en faire un livre. Une des raisons : chaque fois que ses conditions de détention étaient rendues un peu plus tolérables, ses ravisseurs lui demandaient de le mentionner dans l’ouvrage qu’elle allait sûrement publier.

Florence Aubenas n’a pas pardonné à ses ravisseurs. Elle préférerait qu’ils subissent un procès et que justice soit faite.

     @Régis Leblanc
     Florence Aubenas à Carleton-sur-mer

Laisser un commentaire