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Quel est le poids de l’amitié ? Est-ce qu’un serment peut encore, de nos jours, traverser le temps ? Une promesse faite alors que tout semblait possible vaut-elle encore, une trentaine d’années plus tard, quand plus rien ne va vraiment ?
Michel Bélair
Nous sommes dans la petite ville de Pori, en Finlande, tard en automne. La tempête rugit encore dehors lorsque la police est appelée sur la scène d’une indescriptible beuverie collective qui dure visiblement depuis plusieurs jours et qui implique des dizaines de participants. Devant ces gens pour la plupart complètement ahuris ou même inconscients, encerclés de bouteilles vides, les policiers trouvent un homme gisant par terre au bout de son sang, poignardé de onze coups de couteau.
Lorsque Jari Paloviita, le commissaire intérimaire de la police locale, reçoit les premiers rapports de l’incident le lendemain, il réussit à cacher le trouble qui l’habite et confie rapidement l’affaire à deux inspecteurs avant de disparaître. Le lecteur, lui, apprendra tout de suite qu’une question vient de s’imposer brutalement dans la tête de Paloviita: quel est le poids de l’amitié?
Un pacte
C’est que, même si le policier n’en laisse rien voir, il connaît fort bien la victime et, surtout, le suspect qu’on a retrouvé rapidement, les mains et les vêtements tachés de sang, près de la scène de crime. Tout semble d’ailleurs accabler cet homme dépenaillé, absent, même si personne ne se souvient vraiment de ce qui s’est passé.
Il ne manque en fait que le couteau sur lequel on n’a pas encore réussi à mettre la main… et que l’on retrouvera quelques jours plus tard dans la forêt avant que l’hiver ne s’installe. Tout le livre repose sur ces éléments: la victime, Rami Nieminen, le suspect, Antti Mielonen, le commissaire Paloviita et le couteau. Avec, en périphérie presque, les deux enquêteurs chargés de l’affaire.
Mais ce n’est là bien sûr que la surface de ce récit qui s’inscrit en deux temps : celui du passé et de l’enfance et celui de la dure et implacable réalité du crime qui vient d’être commis. Vingt-sept années séparent ces deux univers. Vingt-sept années pendant lesquelles les trois hommes impliqués ici — et que le roman nous fera connaître en plongeant dans un passé trouble et touffu — ne se sont jamais revus après une série d’évènements tragiques.
À l’époque Jari et Antti étaient les meilleurs amis du monde et Nieminen, la victime, le pire des intimidateurs de cour d’école, une brute hénaurme, ubuesque, indirectement responsable de la mort de la sœur handicapée de Paloviita. Littéralement, les deux jeunes garçons ne sont alors parvenus à survivre, malgré tout ce qui les séparait (famille, quartier, moyens financiers, etc.), que grâce à la profonde amitié qui les liait. Une amitié qu’ils officialisèrent en quelque sorte en signant un pacte solennel et en l’enterrant dans la forêt sous un gros rocher…
C’est tout cela qui remonte lorsque surgit le nom d’Antti Mielonen que les policiers débusquent dans le boisé de sapins près du chalet où a eu lieu la beuverie. Encore plus quand le commissaire Paloviita l’interroge le lendemain et que «l’autre» refuse de parler et se montre même agressif sans jamais laisser entrevoir qu’il reconnaît quoi que ce soit. Même qui que ce soit…
Temps double
Dans le présent très concret de l’enquête, le commissaire de police décide lui de se souvenir… et il prend parti pour son ancien ami. Pourquoi? C’est à cette question que le roman tente de répondre. On saisit en fait que le pacte conclu entre les deux adolescents d’alors est finalement la chose la plus authentique qui subsiste dans la vie de Paloviita comme dans celle de tous ceux qui l’entourent.
Car même si carrière semble vouloir débloquer, son couple ne tient plus et il perd de plus en plus ses repères.
Il y a aussi que le policier est ici entouré de gens , disons, étrangement «unidimensionnels». La victime et le suspect, bien sûr, maintenant devenus petits criminels minables n’ayant plus personne pour les regretter, mais également les inspecteurs chargés de l’enquête, Henrik Oksman et Linda Toivonen.
Ce sont des êtres vidées de substance, des personnages presque «toxiques» qui semblent tous deux à côté d’eux-mêmes par définition. Ou même pire, par choix. Oksman, surnommé Le Boeuf, est une sorte d’automate hyper efficace complètement coupé de ses émotions et qui risque d’exploser à tout moment. Quant à Linda, elle boit son chagrin pour oublier le vide total dans lequel elle surnage à peine.
À travers tout cela, le pacte signé entre deux adolescents apparaît à Paloviita comme une sorte de voyage dans le temps où les vraies valeurs avaient encore un sens. Et le couteau incriminant Mielonen disparaît…
Tout cela nous est livré dans une écriture somptueuse fort bien rendue par une traduction exemplaire qui sait s’adapter aux moindres fluctuations d’humeur des personnages et aux plus intimes changements de rythme de l’intrigue: bravo! Tout au long du récit, les personnages de Tuominen oscillent entre un passé difficile illuminé par de trop rares percées d’espoir et un présent défini par le manque et les frustrations les plus quotidiennes. C’est d’abord de cette lourdeur omniprésente du monde, tout autant que du poids de l’amitié, qu’il est ici question tout au long de ces pages.
Arttu Tuominen est un écrivain de grand talent dont on n’a certainement pas fini d’entendre parler. Son sens du tragique ordinaire, son incomparable présence au monde, à ses couleurs et à ses odeurs de tout type, donnent à son récit une profondeur constante qui vous remuera encore bien après avoir posé son livre.
C’est comme si cet homme parvenait à s’insinuer dans le tissu profond du monde et à nous en faire sentir les tensions…
L’occasion est belle de souligner que c’est à quelques mots près ce que l’on avait dit des premiers romans d’un certain Henning Mankell au tournant du millénaire…
Le serment
Arttu Tuominen
Traduit du finnois par Anne Colin du Terrail
La Martinière
Paris 2021, 430 pages