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L’être et le paraître, ce que l’on montre et ce que l’on cache, la différence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait… tout cela alimente abondamment l’activité littéraire. Certains affirment d’ailleurs que c’est précisément son propos: explorer ces zones troubles qui nous définissent tous jusqu’à un certain point. Le roman à quatre mains que nous abordons ici est un troublant exemple de ce qui peut survenir quand la dite zone se fait floue …
Michel Bélair
Les « douaniers des mots » prennent de plus en plus de place dans nos vies, on en a de nouveaux exemples tous les jours, mais la frontière entre la fiction et la réalité reste malgré tout une des plus fréquentées qui soient. Même que c’est un des lieux de passage que l’on traverse encore facilement et régulièrement dans des secteurs aussi divers que la politique, la mise en marché et bien sûr la littérature … Dans certaines œuvres toutefois il arrive que le franchissement se fasse dans tous les sens à la fois; avec au passage quelques entorses temporelles comme dans cet énigmatique Saison morte d’Erik Axl Sund.
Si vous ne le saviez pas encore, c’est là le pseudonyme d’un duo d’écrivains suédois : J Eriksson et H.A. Sundquist ont l’habitude donc d’écrire en double … des trilogies. Venant tous deux de l’univers de la musique, les deux hommes cartonnent depuis le début du siècle avec des ouvrages sombres explorant précisément la zone frontière dont nous parlions plus haut. On les a d’abord remarqués avec la publication des trois gros romans de la série Les visages de Victoria Bergman et ce Saison morte dont il est ici question est le dernier volet — tout à fait indépendant des deux autres — de la série Mélancolie amorcée en 2015. C’est un livre un peu déroutant, aussi bien le dire tout de suite.
Déroutant pour plusieurs raisons mais d’abord parce qu’on met quelques pages avant d’identifier une sorte de malaise profond : tous les personnages du roman semblent vivre une double vie. De la commissaire de police Jeanette Kihlberg — qui mène ici une enquête particulièrement complexe et tordue —, jusqu’aux bandits qu’elle traque en passant par les inspecteurs de la Criminelle de Stockholm, tout le monde affiche un personnage de circonstance.
Un rôle qu’on abandonne en rentrant à la maison en enfilant ses pantoufles. Systématiquement. Comme nous tous, au fond. Même dans les romans, voilà que la persona sociale se porte partout comme un vêtement recouvrant le moindre individu. Ce n’est pas si « anormal » qu’il y paraît — n’est-ce pas? — mais comme tout ce non-dit s’impose durant la lecture sans même qu’on y fasse allusion, c’est un peu troublant. Surtout que l’essentiel du roman porte justement sur la différence entre les apparences et la réalité, le rôle officiel que l’on joue et la vie personnelle de chacun …
Le vrai et le faux
Pourtant, cette sombre histoire s’amorce comme un vrai polar sans qu’on en soupçonne la complexité: un crime sanglant, dans un lieu sordide hanté par des loques humaines «sous influences». Avec en prime une fillette de quatre ans qui a tout vu, et que l’on allait enlever quand quelqu’un a repris conscience, a protesté, et s’est fait descendre. Simple. Mais pas vraiment…
En fouillant derrière ce qui paraît aller de soi, les policiers découvrent bientôt un trafic immonde — qu’on effleurera à peine mais qui vaudrait un roman à lui seul —, se voient forcés de disculper un suspect «évident» et en identifient plutôt un autre grâce à des caméras de surveillance. Les traces de ce dernier, un certain Vladimir, correspondent à l’ADN retrouvé sur les lieux d’un autre crime suspect dont la victime a vu sa fille enlevée des années plus tôt… Oufff. Compliqué tout cela. Surtout que des intermèdes viennent ponctuer le récit. Des passages qui racontent la vie d’une certaine Stina vivant quelque part vers la fin du XIXe siècle dans un endroit reculé selon un mode de vie qui ressemble à s’y méprendre à celui des Amish… Déroutant on vous disait.
Contrairement à tout ce qu’on pourrait croire, cette Stina est un personnage central du roman; c’est en fait l’héroïne du dernier livre d’un écrivain célèbre, Per Qviding, dont on entend parler pour la première fois chez la commissaire Kihlberg. À la radio, lors d’une émission littéraire qu’elle écoute pour décompresser un peu en rentrant à la maison. Cette Stina est la figure essentielle et pas seulement «historique» d’une toile d’une infinie complexité que devront démêler la policière et son équipe pour comprendre enfin de quoi il est question ici… et qui se cache sous d’innombrables couches de fausses réalités.
Rajoutez à cela un étonnant personnage androgyne surgi de nulle part après avoir vécu une vie de misères et de violences absolument impossible, des enfants maltraités et aussi des adultes qui s’arrogent tous les droits au nom d’un «idéal» complètement injustifiable et malhonnête. Sans oublier quelques passages «littéraires» d’une grande beauté tirés du journal de Stina et une intrigue policière si touffue, dense et complexe que je vous mets au défi de saisir ce qui se passe dans ce livre que vous ne pourrez plus lâcher dès que vous aurez franchi les cinquante premières pages.
Tout cela repose évidemment sur une écriture remarquable rendue brillamment par la traduction de Rémi Cassaigne — un homme orchestre qui a traduit Mankell et plusieurs autres grands auteurs suédois. La puissance d’évocation du duo Erik Axl Sund est absolument unique et vous plongera dans un univers dont les contours vous apparaîtront tellement fluides que vous passerez facilement du XIXe à nos jours, porté par les rêves des deux Stina auxquelles vous vous retrouverez bientôt confrontés. Car bien au-delà d’une intrigue policière admirablement ficelée, cette incroyable histoire vous amènera littéralement ailleurs, aux portes d’une frontière pour le moins trouble.
Un récit déroutant, on l’a dit, et qui risque de provoquer quelques remises en question. Que demander de plus à un livre ? Encore plus à un polar …
Saison morte
Erik Axl Sund
Traduit du suédois par Rémi Cassaigne,
Actes-Sud-actes noirs, Arles 2023, 443 pages