Partagez cet article
À gauche, publication type de fausse photo générée par IA sur Facebook. À remarquer la main de l’artisan. À droite, exemple de réponses de certains internautes à ces supercheries, mais qui ont peu d’effet sur l’ensemble des commentaires élogieux pour le sculpteur virtuel.
On discourt beaucoup ces temps-ci sur l’intelligence artificielle, ses vertus et surtout les craintes qu’elle suscite. Des simples travaux scolaires jusqu’à la géopolitique de l’IA, on s’attarde longuement sur la pertinence, l’exactitude ou encore l’efficacité du contenu sémantique que ces technologies peuvent générer. Mais les algorithmes nous plongent déjà tous dans une révolution troublante, celle de l’image.
Dominique Lapointe
Depuis que Meta a bloqué l’accès à l’information sur Facebook au Canada, plusieurs internautes sont inondés de suggestions de sites insignifiants qui publient des images créées par intelligence artificielle. Ces pages mettent en ligne des habitations somptueuses, des véhicules modifiés exubérants, des enfants en détresse qui pleurent ou encore, et c’est la grande mode, de faux artistes, très souvent des sculpteurs, qui réalisent des œuvres gigantesques, voire fantasques.
Loin de présenter ces publications comme de l’art numérique, les auteurs de ces pages n’ont aucun scrupule à les chapeauter par ce type d’accroches : « Il a construit ceci de ses propres mains, mais personne ne l’apprécie. »
Ces images, qu’on prétend photos, sont proches de l’hyperréalisme, avec des textures adoucies, des environnements léchés et des personnages très typés qui attirent l’attention. Très souvent, l’animal sculpté ou le personnage soi-disant peint sur la fausse œuvre empruntent les traits de l’artiste. Mais ce qui rend la scène encore plus loufoque, c’est que l’artiste a quelquefois du mal à cacher les six ou même sept doigts de sa main. C’est que les logiciels d’IA n’ont pas tous, disons, la même dextérité !
Quoi qu’il en soit de ces incongruités, on a droit à un déferlement de compliments et d’encouragements pour l’artiste incompris, des louanges qui peuvent atteindre quelquefois des milliers de like, de commentaires et de partages en quelques heures. De quoi faire rougir les véritables médias de masse qui comptaient les partages sur les doigts de la main, dix doigts et non pas douze, avant bien sûr le boycottage par Meta.
Mais d’où viennent ces compliments ? De faux internautes soupçonnent certains ? Pas vraiment. Un échantillonnage de ces profils permet facilement de vérifier que ces gens ont une véritable vie avec un réseau de connaissances appréciable.
Sur une page FB où on s’amuse à chasser les perles du domaine, People who think AI generated photos are real, certains abonnés n’hésitent pas à qualifier les commentateurs de ces pages de boomers. Hormis une pointe de mépris, en vérité, ils ont parfaitement raison, car il s’agit dans une large mesure de femmes d’âge mûr qui, visiblement, se font un plaisir, quand ce n’est pas un devoir, d’encenser l’artiste et son œuvre.
Pourquoi ces pages ?
Quel plaisir peut-on prendre à créer des pages avec de telles inepties, et surtout solliciter l’émotion des gens ?
Spontanément, on mentionnera les pièges à clics, ces contenus qui visent essentiellement à générer des visionnements pour engranger des revenus de publicité. Le problème c’est que ces pages n’affichent aucune pub.
Tout au plus, on trouvera à l’occasion des réponses aux commentaires par de faux comptes FB qui tentent de se faire passer pour de beaux veufs en quête de nouvelles relations. Évidemment, des tentatives d’exploitation de la vulnérabilité de certaines de ces femmes. Mais ce n’est définitivement pas un modèle récurrent.
Et si ce monde virtuel paraissait plus sympathique que la réalité ? Des chercheurs britanniques ont voulu tester les capacités de l’humain à distinguer de faux visages générés par IA de ceux de véritables personnes. Premier constat, les technologies sont suffisamment avancées pour que les participants ne fassent pas systématiquement la différence, en toute conscience du moins.
Surprise cependant. L’analyse de l’électroencéphalogramme des participants démontrait que la réponse du cerveau aux différents visages variait dans une alternance régulière selon la nature des visages proposés. En balayant un visage du regard, notre cerveau serait donc en mesure d’évaluer, inconsciemment cette fois, la subtilité des paramètres biométriques qui constituent un véritable visage humain ou un faux visage, alors que notre conscience n’y verrait que du feu (1).
Plus troublant encore, les cobayes avaient plus tendance à accorder leur confiance aux avatars qu’aux humains. Bien sûr qu’il s’agit là de résultats préliminaires qui demanderaient à être répliqués, mais ils indiquent à tout le moins qu’on est maintenant en mesure d’initier artificiellement une relation de confiance, une conversation en l’occurrence entre un être humain et un autre qui n’existe pas, et à l’insu de l’intéressé!
Une psychose numérique
Phénomène anecdotique, à la limite loufoque, ou autre manifestation d’un glissement des médias sociaux vers l’abîme contre lequel nous met en garde le sociologue Gérald Bronner dans Apocalypse cognitive (PUF 2021) ?
Bronner y décrit notre époque où le cerveau humain n’a jamais eu autant de temps disponible par-delà ses besoins essentiels. Il expose comment les technologies et les nouveaux médias de communication ont sciemment décidé de s’accaparer ce magot cognitif gratuit et lucratif.
Un étrange pas de plus ici avec un précieux temps accordé à des êtres qui n’existent pas.
En médecine, le fait de voir et d’échanger avec des personnes qui n’existent pas entre dans les troubles psychotiques. Une des pathologies des plus sérieuses en psychiatrie. Mais ces hallucinations peuvent être aussi induites intentionnellement ou expérimentalement par des drogues.
Il serait plus que douteux de qualifier les internautes de malades mentaux, mais on peut quand même avancer sans réserve que la drogue existe bel et bien, le média social, qui d’ailleurs a peu à voir avec la réalité d’un véritable réseau social, terme travesti par ce qu’on appelle le progrès.
Quant à Facebook, qui se nourrit allègrement de ces faussetés, on peut se demander si elles ne participent pas à sa lente déchéance. Les jeunes, plus aguerris aux subterfuges, préfèrent de loin les influenceuses ouvertement IA de Tik Tok que les gâteaux de noce fabriqués par des enfants de quatre ans de leurs propres mains sur Facebook.
Refaire l’histoire et l’Histoire
Manipuler l’Histoire en trafiquant son illustration ne date pas de Photoshop. Par exemple, le dictateur soviétique Joseph Staline était un habitué de l’effacement de collaborateurs sur les photos officielles après les avoir fait disparaître au sens propre.
On a pu voir récemment sur le web un cliché historique en noir et blanc où posent ensemble Picasso, Dali et van Gogh exhibant un portrait de Leonard de Vinci ! Rappelons que van Gogh est mort avant que Dali ne naisse et que la photographie sera inventée trois siècles après de Vinci. Ici une création d’artistes, mais un phénomène qui inquiète tout de même les historiens, avec raison.
L’équipe de Donald Trump a déjà altéré des photos de Joe Biden le détaillant avec beaucoup plus de rides et de taches de vieillesse sur le visage. Un subterfuge qui s’ajoutait à une vidéo truquée où l’on voyait Sleepy Joe, comme ils le surnomment avec mépris, s’endormir pendant une interview qui n’a jamais eu lieu.
Même la respectable Amnistie internationale a dû effacer de son site internet des photos de synthèse IA d’arrestations musclées en Colombie. Les responsables s’étaient alors justifiés en prétextant la protection de l’identité des véritables manifestants lors des soulèvements populaires de 2021. Mais les critiques ont fait valoir que le procédé pouvait nourrir des théories du complot sur l’organisation.
Il y a quelques mois, le photographe documentaliste Michael Christopher Brown jetait un pavé dans la marre, ici l’Atlantique. Un reportage choc intitulé 90 Miles sur la traversée périlleuse des Cubains qui tentent de gagner la Floride à bord d’embarcations de fortune. Une histoire visuelle créée ouvertement avec ses propres images IA et, comme il explique, à partir de son expérience de terrain. Bref, une façon d’illustrer les drames qu’on ne peut photographier à souhait (2).
Parce qu’éviter de voir la misère humaine sur cette planète, est-ce que ce n’est pas aussi un autre forme de psychose … collective ?
1 – https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.2120481119
2 – https://www.blind-magazine.com/fr/stories/comment-limagerie-ia-ebranle-le-photojournalisme/#:~:text=Il%20s’agit%20d’une,une%20distance%20de%2090%20miles
Photo IA publiée et ensuite effacée du site d’Amnistie internationale.
La campagne de l’organisation humanitaire visait à dénoncer les
violences commises par les autorités lors de manifestations qui
auraient fait au moins 38 morts en 2021 à Bogota.
Les uniformes des policiers ne correspondent pas à cette époque.