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Que dire d’un auteur comme Jean Echenoz qui a été chroniqué à foisons, de son premier ouvrage en 1979 jusqu’au plus récent en début de 2025, avec en supplément d’âme un Cahier de l’Herne à lui consacré, sinon témoigner de l’admiration profonde qui sourd pour celui qui sait raconter dans un style tout à fait singulier. Déclarer que l’œuvre de Jean Echenoz est une cathédrale narrative revient à affirmer que voilà une prose au style unique en français contemporain.
Pierre Deschamps
Un peu à la manière de l’histoire immédiate, les recensions (ou critiques) journalistiques induisent des conduites d’interprétation fort différentes des essais que concoctent les mandarins du monde universitaire. Si ces derniers creusent le texte – et y enterrent trop souvent leurs lecteurs –, les recensions journalistiques visent pour leur part à susciter un désir de lecture. Une activité que l’on pourrait assimiler à un reportage à vif sur le texte.
À cet égard, que dire en ce mois de mars 2025 des recensions de Bristol, le dix-huitième roman de Jean Echenoz, publié comme tous les précédents aux éditions de Minuit [1], dont l’histoire prend sa source rue des Eaux, dans le seizième arrondissement, à Paris ?
Pour apprécier la réception de Bristol dans l’univers journalistique, outre le fait que « Bristol, le nouveau roman de Jean Echenoz, était en tête des ventes de livres » en France fin février [2], voici ce qu’en disent quelques chroniqueurs, d’ici et d’ailleurs.
Laudatifs à plein
Dans Le Devoir, Christian Desmeules note qu’« Echenoz détourne avec humour, comme à son habitude, et dans un style extravagant, les codes de la biographie, du roman d’aventures et du roman policier ».
Pour Valérie Marin La Meslée (Le Point), Bristol est « un comble de liberté romanesque, et tellement drôle ! ». Pour Marianne Payot (L’Express), le nouvel opus d’Echenoz s’avère être un « récit cocasse au charme inclassable dont seul Echenoz a le secret ». Pour Raphaëlle Leyris (Le Monde), affleurent dans Bristol « l’inimitable sens échenozien du décalage, et sa façon de glisser, mine de rien, des alexandrins splendides entre deux blagues délicieusement pince-sans-rire ».
« Une danse entre la précision stylistique et une liberté déconcertante », proclame Vincent Souverain (Quartier Livres). « Une variation savoureuse sur la vanité de l’existence », avance Philippe Chevilley (Les Échos). « Un nouveau régal », tranche Alexandre Fillon (Le Télégramme).
Joseph Confavreux (Mediapart) est d’avis qu’avec Jean Echenoz, « nous sommes entre les mains d’un romancier qui aime jouer autant avec ses personnages qu’avec ses lecteurs et lectrices, capable d’écrire des phrases comme : “Jacky Pasternac serait assez facile à décrire, mais on n’en a pas tellement envie” ».
Sous la plume de Jacques Lindecker , L’Alsace plaide que « Jean Echenoz, virtuose et cruel, détricote notre époque et notre talent à faire du sur-place tout en parlant d’avenir ». Tandis que dans Le Figaro Thierry Clermont décrit Bristol comme « un monde de péripéties, de rebondissements, de hasards providentiels, de correspondances boiteuses, de pantalonnades et de facéties, d’extravagances ».
Nathalie Crom (Télérama) estime que ce roman est « du grand art, du grand Echenoz ». Laurence Huet (France Info) laisse entendre de son côté que le dernier Echenoz est « une trouvaille stylistique, une digression hilarante, une variation de point de vue, un dialogue qui fait mouche ».
Enfin, dans son bloc-notes du 2 février dernier, Pierre Assouline (Le Nouvel Obs) écrit que Bristol est « un roman très réussi sur un raté exemplaire et une variation virtuose sur la scoumoune […] c’est ainsi qu’Echenoz est grand ». Sur le site de la République des livres, le même Assouline claironne que « c’est devenu si rare de lire d’un bout à l’autre un roman le sourire aux lèvres ».
En guise de presque finale pour célébrer Bristol, toutes ces plumes journalistiques auraient pu citer le personnage de Parker dans Les Éclairs d’Echenoz : « Ma couronne avait soif de ce dernier joyau ».
De là à dérouler dans le ciel une banderole sur laquelle serait imprimé Vive Bristol ! Vive Echenoz ! Vive le roman ! il y a un pas que ne franchirait certainement pas Frédéric Beigbeder, lui qui, dans une récente chronique (Le Figaro Magazine), a trompeté la seule note discordante de ce recensement presque tout de louanges : «Bristol, le navet de Jean Echenoz ».
Parenté de pensée
Qu’ajouter, sinon parcourir le Cahier de L’Herne [3] consacré à Jean Echenoz, à la recherche de ce qui lui vaut d’être si largement célébré.
À rebours du temps, le préfacier Johan Faerber souligne qu’avec la parution en 1979 de Le Méridien de Greenwich « s’ouvre l’une des œuvres les plus singulières et les plus neuves de la littérature française de notre temps ».
À sa suite, des contributeurs tout aussi laudatifs. Dont William Marx, pour qui « Jean Echenoz agit en pur romancier de la grâce ». Un romancier qui sous la plume de Laurent Mauvignier devient celui qui incarne « l’image de l’écrivain contemporain parfait : élégance, ironie mélancolique, juste distance, précision ». Aux yeux de Didier da Silva, les livres d’Echenoz s’apparentent à « un art de faire durer le plaisir ». Et ainsi de suite, sur quelque deux cents pages.
À y bien regarder, les recensions journalistiques mentionnées plus avant sont à vue de nez en adéquation – autrement bien sûr, le texte journalistique obligeant à la brièveté – avec les études des contributeurs de ce Cahier de l’Herne truffé d’éloges.
Histoire et style
Un texte de roman raconte une histoire, avec style parfois. De l’histoire racontée dans Bristol, empruntons à Philippe Lançon (Libération) ces mots qui la résument bien : « Bristol, prénom Robert, est un cinéaste de troisième ordre. Il prépare le tournage d’un film d’aventures en Afrique australe, l’Or dans le sang. Il va voir son producteur qui cherche des sous. Au moment où il sort de chez lui, cette scène de film : un homme tombe du cinquième étage de son immeuble. […] Qui est-ce ? L’a-t-on tué, s’est-il tué ? On ne l’apprendra qu’à la fin du livre, et c’est sans importance. »
Dans une chronique parue fin 2021 dans M le Mag, Denis Cosnard chroniquant Chevreuse, de Patrick Modiano, s’exclame à l’adresse d’on-ne-sait-qui : « Vous êtes bien chez Patrick Modiano », pour rassurer on-ne-sait-qui que voilà bien du Modiano, comme si soudainement après une trentaine d’œuvres on pouvait douter que Modiano écrivait toujours et encore à la manière de Modiano.
Et Bristol ! Est-ce toujours de l’Echenoz ?
Verbes, épithètes, ponctuation
La lecture des contributions d’Alain Chevrier et de Stéphane Chaudrier, dans le mentionné Cahier de l’Herne consacré à Echenoz, conduit à penser que le style chez l’auteur de Bristol se manifeste par le biais de traits de style qui essaiment dans les œuvres antérieures : verbes introducteurs de paroles, épithètes saillantes à la pelle, ponctuation singulière. Qu’en est-il dans Bristol ?
Au dire d’Alain Chevrier [4], le style d’Echenoz se démarque par l’emploi de verbes énonciatifs dont le nombre et la variété « témoignent de la très grande richesse du vocabulaire du romancier ». Dans Envoyée spéciale [5], un roman de 312 pages, Alain Chevrier a répertorié 169 différents verbes introducteurs de paroles. Dans Bristol – 205 pages, seulement – un décompte approximatif établit à plus de 185 le nombre de ce type de verbes.
Aux verbes s’ajoutent chez Echenoz les épithètes. Répertoriant diverses stratégies utilisées par le romancier pour les rendre saillantes, Stéphane Chaudrier [6] souligne que c’est ainsi que l’auteur « fait flotter le sens et la fonction [de l’épithète] C’est là le secret de son art », dont il note l’abondance dans la Vie de Gérard Fulmard [7].
De ces épithètes saillantes que l’on retrouve à foison dans Bristol, voici quelques exemples révélateurs : mouvements sémaphoriques ; froissement feutré, frileux, fragile de la pluie quand elle tombe ; Jessica, brune curviligne ; blouson bombardier ; soleil bestial ; lampions disjonctueux ; thorax trapézoïdal ; latérite pulvérulente ; averse diffuse ; arbres candélabres hémisphériques…
User ainsi d’épithètes fait surgir une interrogation sans réponse. Quand il écrit, relit, révise, annote ou biffe, Echenoz est-il animé du même sentiment qu’avouait avoir Gabriel Garcia Marquez dans une interview parue il y a tout juste trente ans dans Le Monde : « Il m’est insupportable d’utiliser deux fois le même adjectif dans un livre. À moins, ce qui est rarissime, qu’il faille produire à deux reprises exactement le même effet [8] » ?
Alain Chevrier met également en relief le fait qu’Echenoz « n’use point du point-virgule ; et pas non plus des points de suspension … ni du grossier point d’exclamation ! [et] proscrit les guillemets, comme une végétation inutile ».
Dans Envoyée spéciale, Echenoz reste « accroché au point d’interrogation […] use des parenthèses et des incises […] proscrit les guillemets […] ne met pas de mots en italique, ni en capitales, sauf lorsqu’il fait des collages de textes publicitaires ». Il en va de même dans Bristol truffé d’une centaine de points d’interrogation, de vingt-six parenthèses, et comme à son habitude, de peu de mots en capitales ou en italique : titres de films et de romans, textes publicitaires…
Au moment de clore, paraphrasons Denis Cosnard : à la vue du bloc Verbes, épithètes, ponctuation ci-dessus, tout laisse croire qu’avec Bristol « Nous sommes bien chez Jean Echenoz ».
D’une voyelle choisir
Pour éviter de porter flanc à on-ne-sait-quoi, si d’aventure il fallait donner avis, convoquons la sagesse du marquis de Sade qui s’interdisait, sous forme d’exergue dans la Philosophie dans le boudoir, d’en suggérer ou non la lecture : La mère en pr_scrira la lecture à sa fille. En comblant le vide de pr_scrira par un e ou un o, choisir devient le fait du lecteur.
[1] Bristol, Jean Echenoz, Éditions de Minuit, Paris, 2025, 205 pages.
[2] Madame Figaro, 26 février 2025, page 128.
[3] Echenoz, L’Herne, collection Cahiers de l’Herne, numéro 139, Paris, 2022, 239 pages.
[4] Alain Chevrier, “A dit Tausk : sur les verbes d’énonciation dans Envoyée spéciale”, dans Echenoz, L’Herne, collection Cahiers de l’Herne, numéro 139, Paris, 2022, pages 187-193.
[5] Jean Echenoz, Envoyée spéciale, Éditions de Minuit, Paris, 2016, 312 pages.
[6] Stéphane Chaudrier, “Echenoz épithète”, dans Echenoz, L’Herne, collection Cahiers de l’Herne, numéro 139, Paris, 2022, pages 214-224.
[7] Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Éditions de Minuit, Paris, 2020, 235 pages.
[8] Gabriel Garcia Marquez, in « De l’écriture comme unique démon », propos recueillis par Jean-François Fogel, Le Monde, 27 janvier 1995.
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