À propos de l'auteur : Michel Bélair

Catégories : Polar & Société

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Les thrillers politico-financiers ne courent pas les rues malgré la débâcle de 2008 : en voici un tout neuf, touffu, passionnant. L’ouvrage est d’autant plus intéressant qu’il raconte l’ascension d’un oligarque russe, de la période Eltsine jusqu’au cœur de la City en pleine crise, avec une finale inscrite dans cette foutue pandémie qui est venue tout chambouler. En prime, ça se lit comme un roman …

Michel Bélair

Depuis l’invasion sauvage de l’Ukraine le 24 février 2022, on est de moins en moins attiré par des histoires qui se passent en Russie. Poutine et ses mercenaires zombie creusent tous les jours un peu plus la tombe de l’idée même de la Russie et… Menfin. C’est donc un peu « de reculons », en rechignant, que l’on risque d’entrer dans ce livre qui mérite pourtant beaucoup plus, disons-le tout de suite.

Nous sommes en 1975 lorsque s’amorce l’histoire de Grigori Yurdine, un fils d’ouvrier né dans la ville industrielle de Perm, dans l’Oural, au nord-est de Moscou; son père vient de mourir, victime d’un accident de travail. Puis brusquement, une quinzaine d’années plus tard, c’est l’URSS qu’on enterre au moment où le même Grigori entre à l’usine de câbles de la ville.

Aidé par sa famille adoptive, il a fait de brillantes études et se voit confier un poste de cadre. Détail important, Grigori est passionné par les échecs et son esprit analytique l’aidera considérablement tout au long de sa vie.

À l’usine, son efficacité s’impose encore plus rapidement que sa froideur, mais il saisit surtout que la corruption fait partie de l’ADN de l’entreprise et qu’il a avantage à s’allier à la direction. Quand vient le moment des « privatisations » durant le règne échevelé de Boris Eltsine — ce brillant exercice démocratique fut pensé par des universitaires occidentaux, surtout américains, on nous le rappelle ici —, Grigori comprend vite comment tirer parti de l’aventure. Il élabore un stratagème qui, après avoir convaincu son patron, leur permet de mettre la main sur l’usine « au nom des travailleurs »… à qui ils ont racheté leurs actions (vouchers).

Ce n’était que le début. Les entreprises de l’ère soviétique étaient systématiquement gérées par des apparatchiks incompétents et partout la famine et les pénuries en tous genres devinrent monnaie courante : il suffisait d’être au bon endroit au bon moment avec quelques roubles. Et une fois accepté le principe que tous les moyens sont bons pour convaincre les « vendeurs de vouchers » … Bref, dès le milieu des années 1990, Yurdine et son vieux complice se sont construits un empire. Qui tombe dans les mains de Grigori à la mort de son «protecteur».

Aristokratt

Du coup, le lecteur se retrouve encore une quinzaine d’années plus tard, en 2008, à Corfou, où Grigori Yurdine est en vacances sur son voilier,. Avec sa petite famille et son conseiller financier, son ami Fabio, pilier européen des fusions-acquisitions chez Goldman Sachs. C’est par lui qu’on entend parler la première fois de ce qui deviendra la « crise des subprimes ».

Yurdine a vendu presque tous ses actifs russes et vit surtout à Londres où il est seul actionnaire et propriétaire de Perama, un puissant conglomérat diversifié dans plusieurs secteurs financiers dont la banque d’affaire Swire Bank. Il est milliardaire, il est marié à la fille d’un diplomate russe ancien conseiller d’Eltsine … et au beau milieu de cette journée parfaite bercée par les vagues, sa sœur adoptive, Léna, lui apprend au téléphone que sa mère vient de mourir. Ce qui l’attriste, bien sûr, mais lui fait surtout prendre conscience qu’il aspire désormais à n’être qu’un riche aristocrate britannique. Il ne le sait pas encore, mais la crise financière qui s’annonce va (presque) lui permettre de le devenir.

La réussite de Grigori Yurdine fait des envieux mais sa bonne réputation de gestionnaire avisé ne lui donne quand même pas accès aux cercles d’élite qu’il souhaite fréquenter. L’occasion de se débarrasser de cette aura de mafieux qui entoure tous le oligarques russes se présente lorsque la crise financière frappe de plein fouet une vénérable institution anglaise, la Riverside Bank, dont un jeune directeur a acheté massivement des « produits financiers douteux ».

La deuxième partie de ce gros roman passionnera ceux qui s’intéressent à l’économie à l’échelle mondiale et à ses subtilités d’initiés — j’entends déjà frémir un de mes amis chers … On nous raconte ici dans le détail ce que fut la tristement célèbre crise des surprimes avec ses implications concrètes sur une banque qui s’est un peu trop mouillée. Et alors que Lehman Brothers vient de trébucher et que la Riverside va crouler à son tour, avalée par un concurrent peu scrupuleux, le joueur d’échec qu’est toujours Grigori Yurdine parvient à sortir un lapin de son sac (un «mat de Réti» pour les initiés) à la toute dernière minute.

On ne vous raconte pas tout, évidemment, mais le récit fait ensuite un autre bond d’une dizaine d’années jusqu’aux premiers jours de la pandémie qui a paralysé le monde. Diversifié, l’empire de Grigori Yurdine s’étend désormais sur toute le planète : « britannique », le soleil ne s’y couche jamais. La conclusion de cette vaste saga est étonnante, comme tout le reste, mais ce qui est fascinant ici c’est que tout cela nous est raconté comme un véritable thriller.

L’écriture de Morozov — un pseudonyme — nous donne tout au long l’impression de lire un palpitant roman d’espionnage. Visiblement, l’auteur est quelqu’un qui connaît autant les arcanes du pouvoir russe que celles de la finance internationale; certaines rumeurs parlent d’un journaliste ou d’un ancien diplomate français puisque le texte est écrit (fort bien!) dans cette langue…

On notera surtout que le personnage de Grigori Yurdine est un vrai personnage, solide et complexe, auquel on parvient à s’attacher malgré tout ce qu’on en vient à savoir de lui. Ce n’est pas qu’une étiquette ou un porte-voix et cela vaut d’ailleurs pour tous les principaux joueurs de ce drame vécu de l’intérieur.

Léger bémol, les cadavres commencent à s’accumuler sérieusement à mesure que l’on avance dans le récit. Il faut peut-être croire que dans ces univers aussi « sélectifs » que « compartimentés », le « hasard » a le bras long …

Oligarque

Elena B. Morozov

Grasset

Paris 2023, 521 pages

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