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Alexandra Szacka avec Wang Dan, un des principaux dissidents étudiants chinois.
Daniel Raunet
Avec Je ferai le tour du monde (Boréal, Montréal, mars 2023), Alexandra Szacka vient de publier une autobiographie qui devrait intéresser tous les aspirants au journalisme international, mais aussi tous ceux qui, dans le public, trouvent que les médias du Québec n’ouvrent pas assez les fenêtres sur le monde extérieur.
Une Polonaise apatride
Alexandra a passé les quinze premières années de sa vie comme Polonaise, jusqu’en octobre 1968, quand les autorités communistes lancent une vague de répression antisémite, expulsent des Juifs de nombreuses professions et les forcent à l’exil, supposément vers Israël. Athées et non religieux, les membres de sa famille sont déchus de leur nationalité et se retrouvent réfugiés politiques en France. Au bout d’un an, très francophiles, ils émigrent au Québec, à Trois-Rivières. Le Cégep et l’université à Québec vont aider Alexandra à s’enraciner dans son nouveau pays. Avec un passage … chez les maoïstes locaux ! Après quelques tâtonnements, elle trouve sa vocation, le journalisme. Après quelques petits boulots, en 1987 c’est la consécration, Télé-Québec l’engage dans l’équipe de l’émission Nord-Sud.
Le Forest Gump de l’information
Tel le personnage de Forest Gump, Alexandra Szacka a le don de se trouver au bon endroit lors des grands événements qui façonnent notre monde. D’abord à Télé-Québec, puis à Radio-Canada. Sans vouloir gâcher le plaisir du lecteur, qu’il suffise d’énumérer certains de ces rendez-vous où notre journaliste québécoise s’est trouvée aux premières loges de l’Histoire : les premières heures du Printemps chinois ; la guérilla du Timor oriental sous occupation indonésienne ; les chantiers de Gdansk avec Lech Wałęsa en 1980 ; une visite de Cité-Soleil avec le Père Aristide, futur président haïtien ; une rencontre rocambolesque avec Ramzan Kadyrov, l’homme de main de Poutine en Tchétchénie ; l’invasion russe de la Géorgie ; la Révolution orange en Ukraine ; la Révolution du jasmin en Tunisie ; la vie difficile de l’armée canadienne à Kandahar (elle frôle la mort avec une bombe qui tue deux militaires dans un véhicule derrière le sien) ; l’agonie du pape Jean-Paul II vue de Cracovie ; les manigances russes en Crimée avant son invasion ; les assassinats politiques au Honduras ; les mineurs en chômage devenus producteurs de coca en Bolivie ; l’Iran sous la présidence Ahmadinejad ; etc.
Tian’anmen et l’éthique journalistique
Envoyée par Télé-Québec en Chine en avril 1989 pour faire des reportages économiques, elle découvre Beijing en pleine agitation. L’université Beida est en grève et les étudiants campent sur la place Tian’anmen. Elle et son équipe décident de laisser tomber leurs reportages sur les rizières et les barrages et de témoigner sur ce tout nouveau Printemps chinois. Avant que les équipes mondiales de télé ne convergent vers Beijing, elle effectue plusieurs entretiens mémorables avec des figures de proue du mouvement démocratique, le leader étudiant Wang Dan, l’astrophysicien dissident Fang Lizhi. Ses entrevues sont reprises par PBS et Dan Rather à CBS.
Elle rentre au Québec à regret au lendemain de la visite de Gorbatchev à Beijing, le 14 mai. Son expérience du totalitarisme polonais lui fait craindre le pire. « Je me dis que quelque chose de terrible va arriver ici .» Elle propose un article à la revue L’actualité, mais l’éditeur Jean Paré refuse. Une manifestation étudiante au bout du monde, bof … Châtelaine accepte. Le 4 juin, les chars du régime écrasent les manifestants de la place Tian’anmen, le monde se réveille.
Szacka est de celles qui pensent que les journalistes ont une responsabilité morale à l’égard des gens qu’ils côtoient. Ainsi, elle intervient auprès des autorités canadiennes et obtient le refuge pour deux jeunes Chinois qu’elle avait interviewés. Elle agira de façon semblable quelques années plus tard lors de sa rencontre avec le dictateur tchétchène Kadyrov pour obtenir la libération d’un jeune disparu.
« Personnellement, je prends l’objectivité avec des pincettes »
Une institution comme Radio-Canada prétend, dans ses Normes et pratiques journalistiques, viser « l’objectivité » par-delà les opinions et les émotions de ses journalistes. Alexandra Szacka est sceptique. Comme tout le monde, elle a ses propres grilles d’analyse, mais contrairement à d’autres elle ne s’en cache pas. Contre la désinformation, les dictatures, le fanatisme, les violations des droits humains, le journaliste a pour elle une mission : « Informer, oui, mais aussi, grâce à l’information qu’on trouve et qu’on diffuse, faire contrepoids aux puissants de ce monde qui se croient tout permis ; c’est pour moi la sève du journalisme .»
Cette conception lui cause parfois des ennuis avec ses patrons. Couvrant la campagne fédérale de 2015, elle aborde le sujet des femmes autochtones disparues avec une citation d’une candidate, Michèle Audet, qui a interpellé le premier ministre Harper en lui demandant s’il n’agirait pas plus prestement s’il s’agissait de sa propre fille. Le rédacteur en chef du Téléjournal, Guy Gendron, la force à retirer la citation. « Son argument était : cette citation est fausse, on ne peut pas la diffuser. En quoi était-ce faux, je me le demande encore. »
Le Boy’s club
Alexandra Szacka se félicite d’avoir souvent travaillé avec d’excellents patrons. Par exemple Guy Parent ou Alain Saulnier. Par contre, lorsqu’elle était correspondante à Moscou, un autre, Jean Pelletier, l’a accusée sans preuve d’une grave violation de l’éthique journalistique. Il s’agissait d’une calomnie de collègue jaloux et elle a été finalement exonérée, non sans vivre quelques semaines d’angoisse.
Elle témoigne aussi d’une époque où la misogynie sévissait à Radio-Canada, ce qu’elle appelle le Boy’s club. En 1998, avec sa réalisatrice Nicole Tremblay, elle se présente devant le rédacteur en chef de l’émission Enjeux, Jacques Auger, et l’animateur Simon Durivage pour validation des projets du mois. Avant même qu’elles puissent ouvrir la bouche, Durivage demande « Savez-vous comment on fait pour dégonfler une femme ? » Suit une pantomime scabreuse sur la façon d’ouvrir une valve. « Les hommes présents ont éclaté de rire. J’étais furieuse ! » De poursuivre, « cette atmosphère de blagues salaces et de commentaires à caractère sexiste était plutôt la règle ».
La précarité au féminin
Avant son décollage professionnel à Télé-Québec, Alexandra Szacka avait tenté de percer à Radio-Canada en se faisant embaucher comme journaliste temporaire. Les temporaires devaient obtenir un statut de permanent après 195 jours de travail, mais la direction les mettaient généralement à la porte à l’approche de l’échéance pour les réembaucher ensuite … en remettant le compteur à zéro. Elle témoigne également d’une époque où, sans programme de congé parental ni garderies subventionnées, les femmes devaient trop souvent faire des choix déchirants entre carrière et maternité.
En 2002, lors d’un lock-out patronal, une étude de son syndicat lui apprend qu’à Radio-Canada les hommes sont mieux payés que les femmes, à compétence et responsabilités égales. Grâce à un système de primes individuelles discrétionnaires hors convention collective, le Boy’s club fonctionne à fond. « Dans toutes les émissions d’affaires publiques — La Semaine Verte, Découverte, Enjeux, Zone Libre, etc. — aucune femme journaliste ne gagne plus que le moins bien payé de ses collègues masculins ! » Un phénomène international qu’on découvre également à la BBC en 2017. Des ajustements ont été faits depuis, mais Radio-Canada n’a toujours pas fait de mea culpa, contrairement à la BBC. « J’encourage mes jeunes collègues, écrit Szacka, à revisiter ce dossier quelque vingt ans plus tard. »
L’archiduc d’Autriche et l’Ukraine
Alexandra Szacka se demande si, comme tous les journalistes de l’époque, elle aurait raté la signification de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juillet 1914, identifié depuis comme l’événement déclencheur de la Première Guerre mondiale. En tout cas, pour la Russie actuelle, elle avait tout compris très tôt. À peine arrivée comme correspondante à Moscou, elle repère dès février 2007 le discours de Poutine à la 43e conférence sur la sécurité lorsque cet ancien kagébiste déclare « la guerre froide a laissé derrière elle des munitions qui n’ont pas encore explosé ». Pour elle, le plan poutinien est clair, il s’agit de la reconquête des pays de l’ancien glacis soviétique.
Elle a parfois du mal à faire passer certains sujets comme la réhabilitation de Staline dans les manuels scolaires, les fermetures de journaux, les assassinats d’opposants. Lors d’un voyage organisé par les services de presse du Kremlin dans la base de la flotte russe en Crimée, elle est interpellée par un interviewer de la première chaîne de télévision de la Russie qui lui demande si Sébastopol est russe ou ukrainienne. Elle répond que la plupart des gens parlent russe, mais « autant que je sache, la ville fait partie de l’Ukraine ». Pour elle, c’est l’évidence, une invasion se prépare. Il faut admettre aujourd’hui que c’est elle qui avait raison. « Le projet d’annexion de la Crimée et plus loin, de toute l’Ukraine était dans les cartons du Kremlin depuis bien longtemps .»
La vie après Radio-Canada
Quand Alexandra Szacka est revenue de ses affectations à l’étranger en 2014, tout ce que lui offrait Radio-Canada, c’est un retour à la case départ dans la salle des nouvelles. « À part quelques rares cas où les ex-correspondants sont devenus animateurs, leur expérience a rarement été perçue comme un atout par et pour Radio-Canada ». Survient alors un interlude parisien d’un an en congé sans solde où elle participe à des débats télévisés sur la chaîne publique France 2 et où elle livre un billet hebdomadaire à la radio de RTL. Puis elle retourne au Téléjournal à Montréal. Elle a quitté pour de bon Radio-Canada en 2020. Elle vit désormais à Lucques, en Toscane.