Partagez cet article
Frédérick Douzet, directrice du projet Géopolitique de la Datasphère à l’Institut français de Géopolitique.
Dominique Lapointe
Le rapporteur spécial du gouvernement fédéral David Johnston livrera bientôt son rapport sur l’ingérence chinoise dans le processus démocratique canadien. À quoi faut-il s’attendre de ces révélations ? La Chine a-t-elle une véritable stratégie de manipulation des opinions par l’entremise du Web ? En-Retrait a rencontré Frédérick Douzet, directrice du projet Géopolitique de la Datasphère à l’Institut français de Géopolitique. Elle était une des expertes de la commission « Les lumières à l’ère numérique » commandée par le président Macron en 2021.
Frédérick Douzet : Il y a un discours de la Chine pour justifier ses politiques internes qui a évolué avec plus d’agressivité, avec entre autres le recours aux ambassadeurs, en profitant des sujets que l’actualité peut lui offrir.
Nous n’avons pas encore observé que la Chine ait déployé des moyens numériques pour manipuler un électorat à l’étranger comme la Russie a pu le faire aux États-Unis.
Il est cependant évident qu’elle déploie des moyens d’influence pour vendre à l’étranger tant sa doctrine que ses produits par du financement, aux apparences altruistes à l’occasion. On peut citer Huawei qui finance des écoles, de la recherche, de la formation et qui cherche donc à implanter ses propres technologies.
En Retrait : Le gouvernement chinois n’aurait pas encore investi la sphère numérique d’influence que les Russes ont utilisée et qui aurait contribué à l’élection de Donald Trump en 2016 ?
FD: Même si les puissances numériques apprennent les unes des autres, la Chine n’utilise pas les mêmes méthodes. Il est maintenant évident que l’utilisation de la datasphère pour faire entendre son point de vue est devenue une priorité au niveau stratégique.
On l’a constaté tout au cours de la crise de Covid-19. La Chine a contre-attaqué constamment sur toutes les mises en cause, sur l’origine du virus, sa gestion de la pandémie, les critiques formulées par d’autres pays comme les États-Unis.
ER : La datasphère est plus qu’un accessoire médiatique pour le gouvernement chinois.
FD : C’est complètement central. La Chine a l’ambition d’être la première cyberpuissance du monde. Elle l’est d’ailleurs déjà en nombre d’internautes. Elle développe des politiques et des moyens, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle qui relèvent du plus haut niveau.
On fait appel à l’entreprise privée pour devenir le plus important acteur mondial de l’IA pour s’approprier ce marché de 150 milliards de dollars d’ici 2030. Jusqu’à maintenant, la Chine a déposé plus de brevets en matière de IA que les États-Unis.
Et, comme c’est souvent le cas en Chine, cela répond d’abord à des besoins internes, c’est-à-dire comment utiliser l’IA pour gouverner le pays. XI Jinping a exigé que tous les gouverneurs de province soient formés à l’IA pour répondre à cette évolution.
Par ailleurs, la route de la soie est aujourd’hui numérique. On développe à l’étranger les infrastructures numériques et les solutions technologiques qui, inévitablement, sont adoptées par ces pays, notamment en Afrique.
ER : Les démocraties doivent-elles s’inquiéter de l’offensive numérique chinoise ?
FD : Nous sommes dans des rivalités non seulement économiques mais fortement stratégiques. Il faut comprendre l’enjeu de ces dépendances stratégiques, qu’elles soient chinoises, russes ou encore américaines. Tout choix technologique nous expose à des risques, des vulnérabilités dont nous devons être conscients.
En Europe par exemple, nous sommes massivement dépendants des plateformes américaines. Lors de l’affaire Snowden, les révélations ont bien démontré que, même dans un pays démocratique, les autorités pouvaient forcer les plateformes à récupérer les données et s’en servir pour espionner quiconque.
ER : Le droit international et les législations nationales sont-ils dépassés par le phénomène ?
FD : Il y a maintenant un consensus des États que le droit international doit s’appliquer au cyber espace, même si les modalités ne font pas l’unanimité et restent à définir.
On a réalisé récemment aux États-Unis, avec le Cloud Act, toute la difficulté de contraindre un joueur comme Microsoft de libérer des données pour le département de la Justice. Microsoft répondait que ses données étaient dispersées dans le monde sous des juridictions indépendantes et souveraines.
Il a donc fallu conclure des accords de réciprocité avec ces États pour permettre les échanges de données, à condition bien sûr de partager les mêmes technologies, ce qui nous ramène au risque de dépendance évoqué plus tôt.
ER : Au Canada, les oppositions politiques réclament une enquête publique sur l’ingérence chinoise dans le processus démocratique au pays. Est-ce que ces enjeux sont trop stratégiques pour être étalés sur la place publique ?
FD : Qu’il s’agisse d’ingérence numérique ou de cyber attaques, les preuves ne sont jamais faciles à établir.
La manipulation d’élection existait déjà bien avant la révolution numérique. Donc le choix d’accuser directement un gouvernement d’ingérence amène inévitablement une réponse. C’est pour cette raison que la décision est éminemment politique.
Dans nos travaux, nous avons réussi à reconstituer la galaxie numérique du chef des mercenaires Wagner, Evgueni Prigogine, à identifier ses principaux collaborateurs, les différents médias qui contribuent à sa machine de propagande et de renseignement.
Mais les questions qui se posent c’est, est-ce qu’on le met sur la place publique ? Si oui, à quel moment ? Dans quel objectif ? Qu’est-ce cela appelle comme réponse ?
ER : D’autant que cette guerre du cyberespace n’est pas à sens unique !
FD : Exactement. Comment avons-nous réussi à obtenir ces informations ? En utilisant quels moyens ? Quels contacts ?
On se souviendra que les États-Unis ont bien accusé la Corée du Nord de l’attaque contre Sony Pictures en 2014. Mais aucune preuve n’a été révélée.
ER : Nous entrons dans une nouvelle forme de guerre, la guerre numérique ?
FD : Je ne crois pas qu’il puisse y avoir une guerre numérique isolée. La datasphère fait aujourd’hui partie intégrante de l’environnement de tout conflit, qu’il soit armé, économique, social etc. C’est un vecteur d’attaque, un outil de renseignement, d’influence, complètement.