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Forêt de pins près de Klavdievo, Bucha Raion, Oblast de Kiev.
Les pays en guerre donnent lieu à toutes sortes de légendes. L’actuel conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie n’y échappera pas. Parfois ces récits à caractère souvent folklorique glorifient des héros, des actions, qui sait des lieux même apparemment sans intérêt. Entre temps, il est des ouvrages desquels émerge la singularité affichée par des êtres de silence dans un pays qui n’est pas que ruines. “Lucky Breaks”, [1] de la photographe et écrivaine ukrainienne Yevgenia Beloruset, en constitue un fort bel exemple.
Pierre Deschamps
De son séjour dans le Donbass et à Kiev dans les années précédant la guerre actuelle en Ukraine, Yevgenia Belorusets a rapporté des photos certes – elle est photographe avant tout –, mais elle a surtout fait des rencontres qui reprennent vie sous la forme de courts récits qui mettent de l’avant des femmes souvent énigmatiques, témoins de la vie de tous les jours dans cette région d’Europe de l’Est depuis longtemps sous la convoitise des Russes.
De ces courts récits pourraient suinter l’absence, la solitude, le désœuvrement, une forme d’abandon où se mêleraient la résignation et une possible amnésie sociale. Or les brins de vie qui sont racontés dans ce recueil font de l’existence de quelques-unes une vie hors du néant. Des récits plutôt touchants à plusieurs égards, drôles, parfois pleins de tendresse qui donnent du relief à des quotidiens apparemment acratopèges.
Dans la postface, le traducteur Eugene Ostashevsky raconte que le propos de Yevgenia Belorusets n’était pas de rapporter de quelconques histoires vraies, mais de « rétablir le droit des histoires supprimées, invisibles et inouïes à être racontées ».
Aiguille et don
En ouverture, il y a cette femme sans nom qui vit rue Mala Zhytomyrska, à Kiev, qui au moment de sortir de chez elle, aperçoit un accroc sur une blouse qu’elle s’empresse de raccommoder. Mais elle y oublie l’aiguille et le bout de fil resté dans le chas. Ou plutôt semble les y avoir laissés on ne sait trop pourquoi.
Puis il y a cette autre femme Mariya Ilyinichna qui est sage-femme et qui accueille les nouveau-nés à l’aide d’un gant rouge et blanc. De cette femme l’auteure dira peu de choses comme elle le lui a promis. Tout juste apprend-on qu’elle possède une sorte de don : elle n’oublie jamais le visage des enfants qu’elle met au monde, elle les reconnaît même quand devenus adultes elle les croise dans la rue.
Anxiété et sonorité
Malvina, qui avait trois emplois, était toujours malade. Puis un jour, elle cessa de l’être. Durant plusieurs mois, elle s’inquiéta de cet état inhabituel, au point de développer une forme légère d’anxiété. Puis elle eut à nouveau des problèmes de santé, s’alita et se sentit heureuse de l’être. Pour remercier elle ne savait trop qui ou quoi de cet état retrouvé, elle accepta un quatrième emploi, bénévole celui- là, auprès de plus démunis qu’elle.
Une fleuriste à la beauté secrète cultivait toutes sortes d’espèces de fleurs, non pour leur délicatesse, leur parfum, leur coloris, leur rareté mais pour la sonorité de leurs noms. Rien ne la réjouissait autant que de choisir les appellations de ses compositions de la prochaine saison. Sur la base de leur seule harmonie sonore. Peu apte à vivre dans le monde, elle quitta sa boutique et s’engagea auprès de partisans, sans que l’on sache à quel camp appartenaient ces derniers.
Tremblements et parapluie
Une certaine jeune femme à peine sortie de l’adolescence vivait à Antratsyt, une ville minière de la région de Louhansk, dans le sud-est de l’Ukraine. Elle y exerçait le métier de manicure. Un jour, elle tomba malade et dût arrêter de travailler parce qu’elle tremblait tout le temps. On disait qu’elle n’avait pas quitté la ville, pour maintenir intact l’espoir de l’y revoir.
L’auteure ne voulait pas écrire sur la femme au parapluie noir tout brisé qui ne s’ouvrait plus. Mais elle le fit tout de même, sans doute parce qu’elle ne pouvait oublier sa surprise quand elle entendit cette femme engueuler son parapluie. Le traitant de bâtard, de galeux, d’égoïste, de sale, elle enchaîne en se déclarant complétement épuisée d’aller sans cesse à sa recherche chaque fois qu’elle le perdait. Elle l’accuse même de se moquer d’elle, tout bonnement parce qu’il se contenterait d’attendre sagement qu’elle vienne le récupérer à l’endroit même où elle l’avait perdu.
Rêves et naïveté
Lors d’un hiver qui lui paraissait fait de douceur et de silence, celle qui racontait ses rêves à ses voisins se fit dire un jour par l’un d’eux qu’elle devait mentir puisque même les génies ne pouvaient avoir de tels rêves. Au café où elle travaillait, tous les vendredis une petite foule se réunissait pour l’écouter raconter ce qui peuplait ses nuits. Tout comme ces échappées nocturnes avaient changé sa vie, en écouter la narration allait donner de l’espoir au monde entier, mais surtout à l’Ukraine et à l’Europe, affirmait-elle.
Nul ne connaissait de personne plus naïve que cette femme qui trébuchait constamment, s’enfargeait à tout instant, affichant à tout moment un sourire qui lui valait d’être appréciée de tous. Quand elle prenait un bain, un oiseau se mettait aussitôt à chanter, célébré dès après par les oiseaux du voisinage qui accouraient témoigner leur estime en lui nettoyant le plumage.
À signaler
Les éditions Christian Bourgeois ont récemment fait paraître “Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants : Journal de guerre”, un texte de Yevgenia Belorusets qui, annonce l’éditeur, « raconte le quotidien des habitants de Kiev : le sifflement des bombes, le silence des rues dévastées, la sidération, l’effroi, l’incertitude ».
L’Ukraine à rabais
Si on peut apprécier la brièveté et la diversité des récits de “Lucky Breaks”, on ne peut pas en dire autant de la production récente de quelques chieurs d’encre qui se sont lancés dans une tout autre sorte de récit, le mot Ukraine devenant sous leur plume une sorte de gri-gri qu’on agite, faute de mieux, pour servir peut-être d’appât, avec pour résultat d’abaisser bêtement le conflit en Ukraine au rang de l’anecdote.
Ainsi, le 19 mars dernier, sur le site d’un honorable hebdomadaire français, on pouvait lire un article au titre quelque peu grandiloquant : “Gogol, Conrad, Babel, Horowitz… Ukraine, terre de génies”. Dont le contenu est une véritable opération de “Name dropping”, accolant pêle-mêle les noms de quelque dix-sept “célèbres” sur la seule base d’une naissance dans une ville, un village, un lieu-dit aujourd’hui partie du pays ukrainien ; mais, pour certains, l’heureux événement survint dans ce qui était alors territoire polonais, roumain, biélorusse. Navrant !
Une plongée dans la banalité
Dans “Les Tribulations de Balzac en Ukraine”, paru dans un grand quotidien français le 7 juillet 2022, l’accroche du sous-titre vise à attirer l’attention du lecteur sur un fait assez banal en comparaison de la situation géopolitique actuelle : « Le romancier a séjourné à la fin de sa vie dans ce pays où vivait son grand amour, Ewelina Hanska. »
Le texte a bien peu à voir avec le pays, beaucoup avec une Ukrainienne, rien avec le conflit actuel. Pourquoi hameçonner ainsi le lecteur avec un sujet – largement rabâché depuis quelque 150 ans – à la très lointaine périphérie de l’actualité, en une sorte de télescopage spatio-temporel sans grand intérêt ? Sous prétexte qu’il s’agit de Balzac ! Et si c’était la faute de l’été ? Affligeant tout de même !
Lucky Breaks
Yevgenia Belorusets
Traduit du russe par Eugene Ostashevsky
New Direction Publishing Corporation
New York, 109 pages