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Des officiers soviétiques sont confrontés à la mort par suicide de trois femmes dans un parc de Demmin, une petite ville située au nord-ouest de Berlin.
Tant de choses ont été écrites sur la Seconde Guerre mondiale que le sujet semble usé à l’os. Surgissent tout de même parfois des ouvrages dont le propos nous étonne encore. Ainsi en est-il de celui d’Emmanuel Droit dont le titre à lui seul mérite qu’on s’y attarde.
Pierre Deschamps
« Les suicidés de Demmin » est un rare texte qui confronte le lecteur à l’énigme de la violence en situation de guerre. Une violence toute particulière qui s’est déroulée entre le 30 avril et le 4 mai 1945, et qui fit de Demmin le théâtre du plus grand suicide de l’histoire allemande [1]. L’ambition de l’auteur étant « moins de réfléchir aux causes de la violence – faut-il réellement être motivé pour tuer ou se tuer ? – qu’à la situation spatiale et humaine particulière qui a rendu possibles ces violences de guerre et cette vague de suicides de civils »[2].
S’écarter des généralités mécaniques
Pour y parvenir, Emmanuel Droit privilégie la micro-histoire, une démarche qui lui permet de se tenir éloigné « des logiques globalisantes généralisant tel ou tel comportement », de façon à éviter de « transposer automatiquement les grandes catégories utilisées dans l’analyse de la Seconde Guerre mondiale ». Ce qui lui vaut de se tenir à distance des « causalités politiques, idéologiques ou émotionnelles mécaniques » habituelles.
Autrement dit, « le potentiel de violence qui s’est exprimé à Demmin entre le 30 avril et le 4 mai 1945 ne peut se réduire à des mono-causalités relatives à la haine de l’Allemand, à la loi du talion ou à la brutalité des soldats russes ». Ce qui conduit l’auteur à « déconstruire des évidences comme l’efficacité de l’idéologie nazie, la brutalité et la soif “naturelle” de vengeance des troupes soviétiques ».
Le piège se referme
En l’espace d’un trimestre en 1945, la population de Demmin, une ville jusqu’alors totalement épargnée par les bombardements de l’aviation alliée, avait plus que doublé par suite de l’arrivée de déplacés de l’intérieur poussés dans le dos par l’avancée à marche forcée de l’Armée rouge. Une situation qui à l’évidence contribua jour après jour à accroître le désarroi d’une population qui était pleinement consciente qu’une victoire du Reich n’était plus envisageable.
Aux derniers jours d’avril, le niveau de détresse de la population s’accrut fortement quand elle assista impuissante à la fuite simultanée des autorités politiques, militaires et policières de la ville. Dans sa fuite, la Wehrmacht détruisit même tous les ponts enjambant les trois rivières qui bordaient Demmin, coupant ainsi toute possibilité de fuite [3]. « En désertant la ville et en faisant sauter les ponts, les unités militaires ont transformé Demmin en un potentiel espace de violence sans issue. »
Un moment décisif
Selon plusieurs documents consultés par Emmanuel Droit, « les premiers contacts avec les soldats soviétiques étaient non violents et la situation était globalement calme […] De manière générale, les Soviétiques ne furent pas les premiers à commettre des actes de violence. Ils réagirent d’abord à des attaques désespérées émanant de civils prêts à engager leur dernier combat, un combat sacrificiel et vain ».
Tout bascula dans la nuit du lundi 30 avril au mardi 1ermai 1945 quand une partie des soldats soviétiques, célébrant la fête du 1ermai et une proche victoire finale, « désinhibés par l’alcool et rendus plus agressifs par l’effet de supériorité lié au groupe, commencèrent alors à se livrer à des actes de violence en s’attaquant aux plus faibles, c’est-à-dire aux femmes », dont certaines furent violées à plusieurs reprises comme pour bien « montrer l’emprise croissante que ces soldats ont voulu exercer sur ces corps ».
En appréhendant les éléments à l’origine de ce déclenchement de violence, Emmanuel Droit met en lumière l’existence de « logiques du désordre », analysées sous l’angle d’une « situation caractérisée par l’absence d’ordre politico-militaire dans une ville coupée du monde et un niveau très élevé de tension […] qui se mua en déchaînement de violence », estimant ainsi pouvoir en comprendre les ressorts et identifier ce qui a conduit à faire sauter un verrou émotionnel chez les soldats soviétiques qui, jusque-là, avaient tenu le coup.
Des peurs multiples
Il est primordial de rappeler que l’état d’abandon physique et moral de la population est tel que, avant même l’arrivée des troupes soviétiques dans la ville, certains font le choix de mettre le feu à leur résidence et de se donner la mort. Ensuite, à la peur d’être violé, maltraité ou mis à mort s’ajoute l’angoisse d’une défaite qui signifierait la ruine et la catastrophe. Enfin, il n’est pas négligeable de signaler que les Allemands ne pouvaient envisager un instant vivre sous domination soviétique.
Ainsi, « dès le 30 avril 1945, les registres de décès de la ville enregistrèrent […] une vingtaine de morts par suicide, essentiellement par pendaison […] Dans les registres, on note [même] le suicide de l’épouse d’un lieutenant de la Wehrmacht qui a d’abord étranglé son enfant avant de se pendre à l’aide d’un fil de fer. [Globalement, dans] un rapport d’activité du conseiller d’arrondissement de Demmin, en date du 21 novembre 1945 et adressé au gouvernement régional, ce dernier parle de plus de sept cents cas de suicide ».
Une fuite en avant
Sans que l’on puisse établir avec certitude le nombre de suicidés, force est de constater que des centaines de femmes, d’enfants, de nourrissons, de couples, de personnes âgées furent voués à la mort de leur propre chef ou à la suite de l’action d’une mère ou d’un père, le plus souvent. La plupart optèrent pour la noyade, la pendaison, une balle dans la tête ou l’ingestion de médicaments.
Les récits d’horreur que nous livre l’auteur – avec pudeur, il faut le souligner – sont souvent insoutenables, tant certains dépassent l’entendement, dont celui parmi tant d’autres semblables qui met en scène une mère qui attache ses trois enfants à une corde qu’elle noue autour de sa taille pour les entraîner avec elle dans une mort par noyade.
Aux yeux d’Emmanuel Droit, ces suicides traduisent « moins un acte de résistance qu’un réflexe de fuite en avant face à un danger extérieur trop puissant et trop menaçant incarné par des forces physiques masculines, obligeant au final, la plupart du temps, ces civils – essentiellement des protestants – à tourner le dos à leur système de règles internes et à leurs valeurs chrétiennes », la mort volontaire devenant la seule issue possible face à une situation cauchemardesque à laquelle ils s’estimaient incapables de faire face, de survivre !
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[1] Pour éviter toute inutile polémique, précisons que le dessein de l’auteur ne vise aucunement « à nier les atrocités du régime nazi et la responsabilité collectives des Allemands dans [les] crimes de guerre » du Troisième Reich. Son propos consiste plutôt à mettre à jour « les mécanismes de la violence physique en insistant sur la centralité de la configuration spatio-temporelle de Demmin ».
[2] Sauf mention contraire, les citations de ce texte sont extraites de « Les suicidés de Demmin », d’Emmanuel Droit.
[3] Par surcroît, les SS occupaient et bloquaient depuis plusieurs mois tous les ponts de la ville pour empêcher les départs de réfugiés vers l’ouest.
Les suicidés de Demmin
Emmanuel Droit
Gallimard
Paris, 162 pages