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Peintre, géomètre et mathématicien, Piero della Francesca est l’un des précurseurs de la « divine proportion » [1]. Ce qui explique sans doute la savante composition de la « Flagellation du Christ », un tableau majeur dont on ignore tant de choses, en dépit des nombreuses études spécifiques qui lui ont été consacrées depuis le milieu du 20e siècle. Menée comme une véritable enquête, l’étude de Franck Mercier [2] se présente comme une tentative de réinterprétation d’un petit nombre de tableaux de l’un des plus grands peintres du 15e siècle italien, renouvelant ainsi la vision que l’on avait de son œuvre.
Pierre Deschamps
De tout temps, les productions picturales ont donné lieu à des réflexions en tout genre. De l’art pariétal aux icones éthiopiennes du 16e siècle, des ready-made du Français Marcel Duchamp aux œuvres kitsch néo-pop de l’Américain Jeff Koons, tout peut conduire à l’élaboration d’investigations rationnelles comme en témoigne dès la Renaissance le traité technique « De Pictura », de Leone Battista Alberti (éditions Allia).
Un tel ouvrage pourrait d’ailleurs avoir exercé une influence sur les études de Piero della Francesca réunies dans « De la perspective en peinture » (éditions In Medias Res). Comme le soutient Franck Mercier, « le rappel préliminaire des principes fondamentaux de l’optique et de la géométrie [dans cette œuvre du peintre] montre que Piero connaissait “De Pictura ”, d’Alberti ».
Une belle inconnue
C’est donc en fin connaisseur des principes de la perspective que Piero della Francesca élabore la « Flagellation du Christ », une œuvre dont aucune recherche historique n’a pu établir avec précision la chronologie exacte de sa réalisation – qui oscille entre 1445 et 1475 ! On ne sait d’ailleurs pas à qui elle était destinée ni où elle devait aboutir. Tout au plus sait-on qu’elle se trouvait au milieu du 18e siècle dans la sacristie de la cathédrale d’Urbino où elle demeurera jusqu’en 1916, date de son transfert dans l’ancien palais ducal de cette cité où elle réside depuis.
Un art mathématique
En se penchant sur la construction mathématique du tableau, Franck Mercier risque l’hypothèse que l’espace extérieur à la loggia où se déroule la flagellation du Christ représente le temps humain. En recourant à la planimétrie, l’auteur avance – pure conjecture ou indice caché – que la date de réalisation du tableau serait 1464.
Une hypothèse tout à fait plausible dès lors que l’univers étudié est soigneusement arpenté et qu’elle se fonde sur la maîtrise des nombres par un peintre dont les instructions chiffrées, apparaissant dans son traité « De la perspective en peinture », sont « si précises qu’elles semblent – nous disent aujourd’hui les spécialistes de l’histoire des mathématiques – avoir été apprêtées pour des ordinateurs électroniques ».
Caché dans le visible
Franck Mercier s’interroge ensuite sur l’identité des trois personnages à l’avant-plan du tableau. En étayant au fil d’une analyse minutieuse que l’homme au manteau bleu pourrait bien être un autoportrait du peintre, l’historien spécialiste du Moyen Âge dévoile au lecteur tout le mystère caché dans le visible de cette image emblématique de son époque pour ensuite, dans les trois derniers chapitres, replacer la « Flagellation » au cœur d’un projet pictural plus vaste.
En l’associant à d’autres tableaux emblématiques du maître florentin, Franck Mercier installe une mise en relation destinée à introduire « une compréhension plus globale du projet spirituel liée à la peinture » de Piero della Francesca qui « se révèle sensible aux difficultés ou aux contradictions de l’expérience humaine du temps » qui fuit de partout et à tout jamais.
Ni Dieu ni Maître
Abondamment illustré, pourvu d’une riche iconographie, combinant une limpidité de propos séduisante à une démonstration implacable, l’ouvrage de Franck Mercier est une incomparable plongée dans une époque où la croyance dominait les esprits et où la peinture s’érigeait en leçon sur le monde d’ici-bas et sur celui de l’au-delà.
La richesse picturale de l’art de Piero della Francesca, fondée sur une composition élaborée, capte l’attention dès lors que la curiosité et la soif d’apprendre dominent – et que l’émotion qui s’en dégage n’est pas corsetée par le courant dominant de notre époque assujettie à la tyrannie de l’immédiateté et à l’incapacité de penser le religieux hors la sujétion à la religion.
Une errance prétentieuse
Dans « Hans Holbein » [3], un ouvrage aux forts accents postmodernistes datés, Michel Thévoz se défend d’avoir produit une monographie. Ce que le lecteur constatera sans effort dès les premières pages de cette « étude » que l’auteur présente comme destinée « à faire ressortir le caractère fétichiste de [la] personnalisation [d’un artiste] et [à faire valoir] la nécessité d’une reconfiguration épistémologique ».
Concrètement le tout se présente sous forme d’une enfilade de courts textes qui vaut au lecteur de découvrir – entre autres errements – que Hans Holbein (1497-1543) a été influencé par Andy Warhol (1928-1987). Ou de lire que « nous nous gardons d’une “intelligence visuelle” trop sensible à des ondes infra ou ultra-verbales […] tenté d’opposer la visualité à l’intelligibilité comme la mécanique ondulatoire à l’ontologie corpusculaire ».
Une rengaine postmoderne
L’ouvrage évite sciemment l’œuvre du peintre de la Renaissance allemande, l’auteur préférant plonger le lecteur dans les brumes d’un verbiage et d’un ramassis de références si typiquement années 1970. Ainsi de Lacan, l’historien de l’art remet à l’honneur certaines expressions dont celle de confinement « d’hommestique » serait la plus fumeuse. Michel Thévoz convoque aussi Paul Klee qui avançait que : « Ce sont les tableaux qui nous regardent ».
Voilà une formule usée à la corde par une soi-disant avant-garde qui ignore que dès 1453, dans son traité « L’icône ou La vision de Dieu » (PUF, coll. Épiméthée), le philosophe et théologien Nicolas de Cues avait concocté pour les membres d’une communauté bénédictine d’Allemagne une série d’exercices dont le but était de leur faire prendre conscience qu’une icône ne cesse de regarder à la fois tous et chacun présents dans la pièce où elle est accrochée, indépendamment de la position ou du déplacement de ces mêmes personnes dans le lieu en question.
Ultime affront à l’entendement, Michel Thévoz va jusqu’à soutenir – avec la même fatuité qui traverse tout son propos – que « l’œuvre de Hans Holbein, virtuelle en puissance, aura attendu notre postmodernité pour libérer son énergie symbolique » !
[1] Le mathématicien Etienne Ghys, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (France), définit cette notion comme suit : « Lorsqu’on décompose un objet en deux parties inégales, on dit que la proportion est divine, ou dorée, si le rapport entre la grande partie et la petite est le même que le rapport entre le tout et la grande partie. »
[2] Mercier, Franck, « Piero della Francesca », Édition EHESS, Paris, 2021, 358 pages.
[3] Thévoz, Michel, « Hans Holbein », L’Atelier contemporain, collection Studiolo, Strasbourg, 2022, 184 pages.
Une conversion du regard
Franck Mercier
Éditions EHESS
Paris, 2021
358 pages