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Au procès de Nuremberg (20 novembre 1945 -1er octobre 1946), au premier rang à gauche Herman Goering et Rudolph Hess.
Serge Truffaut
Derrière son bureau de secrétaire général des Éditions Gallimard et directeur de l’Encyclopédie de la Pléiade, le cher Raymond Queneau aimait rappeler à ses interlocuteurs que ce n’est pas la faute des mots si certains sont gros. C’est le cas passablement courant de nos jours avec le mot fasciste. Étant employé à toutes les sauces, on se demande comment nommer avec précision le croisé de la peste brune lorsqu’il est en face de nous, soit à portée de gifle.
Parmi les mots inscrits dans la catégorie des gros, deux d’entre eux, on le sait trop peu, ont été le sujet d’un épisode majeur de la guerre des idées qui a distingué le XXe siècle. Quels étaient-ils ? Crimes contre l’humanité et génocide.
Du conflit qui se poursuivit entre les militants de ces mots sur le front de la philosophie du droit des années 1930 à 1960 naquit ce qui fonde aujourd’hui et en grande partie le droit international. Sans Hersh Lauterpacht, acteur de la modernisation du concept de crimes contre l’humanité, et Raphael Lemkin, concepteur du terme génocide, le droit en question logerait probablement à l’enseigne des exercices de style.
Hersh et Raphael à Lviv
Parce qu’elle est située à l’ouest de l’Ukraine, l’orthographe de la ville de Lviv est bien évidemment ukrainienne. Mais pendant des siècles, alors qu’elle était sous la domination de la monarchie polonaise, elle s’appelait Lwow. Sous la coupe des Austro-Hongrois, elle fut nommée Lemberg, sous celle des Soviétiques ce fut Lvov.
De 1352 à l’effondrement de l’empire austro-hongrois au lendemain de la Première Guerre mondiale, Lviv se singularisa par un fait juridique majeur : l’adoption et donc l’observation des obligations contenues dans le droit allemand ou droit de Magdebourg. Pour faire court, et pour ce qui concerne le sujet du jour, le droit en question garantissait notamment la liberté personnelle, le droit de propriété et l’intégrité physique.
Ainsi on permettait aux étrangers et aux personnes de confession juive d’être propriétaires d’un bien ou d’une terre, ce qui n’était pas le cas ici et là en Europe. Rappelons, pour l’exemple, que la grande majorité des pays européens interdirent aux Juifs la propriété de la terre agricole pendant des siècles.
Toujours est-il que ce droit de Magdebourg explique pourquoi tant de gens de l’ailleurs se sont installés dans cette ville. Des Allemands, des Tchèques, des Polonais, des Arméniens, des Moldaves, des Tatars, des Sarrasins et des Juifs. Ce multiculturalisme avant l’heure, imprima sur l’enseignement du droit une profonde influence sur le flanc en particulier du droit des individus et du droit comparatif des nations ou monarchies.
C’est au sein de la faculté de droit de Lviv très réputée à l’extérieur et qui employait entre autres des professeurs d’origine étrangère que Hersh et Raphael ont fait leurs études. Dans certains cours, ils ont eu le même prof. C’est là qu’ils ont obtenu leur doctorat en droit.
Hersh Lauterpacht
Il est né dans une famille de confession juive le 16 août 1897 à Zolkiew, aujourd’hui Jovkva, alors sous la coupe autrichienne. En 1915, il commençait ses études à Lviv, alors Lemberg. Son mentor intellectuel était le philosophe d’origine autrichienne Martin Buber respecté encore et toujours pour sa théorie du dialogue.
Effrayé par les pogroms commis en Europe centrale et de l’Est entre 1919 et 1922, Lauterpacht amorça alors une patiente et profonde réflexion sur le droit de la personne qui va tout logiquement se traduire par son élaboration d’un droit contraignant, d’un droit punitif. Car il ne lui avait pas échappé que si le massacre des Arméniens commis par les dirigeants turcs en 1915 avait été qualifié de crimes contre l’humanité, celui-ci n’avait eu aucune conséquence pour les auteurs de ce drame.
Cette indifférence à l’égard des Arméniens ou plutôt cette bienveillance à l’endroit des Turcs fera dire à Hitler à un interlocuteur qui l’interrogeait sur sa volonté d’en finir avec les Juifs, « qui se souvient des Arméniens » ?
En 1933, alors qu’il est professeur de droit à la London School of Economics il publie un essai intitulé La Fonction de la loi dans la communauté internationale. Celui-ci est si salué par la critique qu’on lui demande de diriger la deuxième édition de la bible de tous les ministères des Affaires étrangères, soit le Traité de droit international de Lassa Oppenheim, juriste allemand qui deviendra citoyen britannique et enseignera à Cambridge.
Dans la préface de cet ouvrage, Lauterpacht composa une phrase qui sera particulièrement retenue : « Le bien-être d’un individu est l’objet ultime de tout droit. » L’objet ultime … Simultanément à ce travail, soit avant les lois de Nuremberg de 1935 qui officialisaient la persécution des Juifs, il signait un article intitulé The Persecution of the Jews in Germany.
En 1937, il est nommé à la chaire de droit international de Cambridge. En décembre 1940, il fait la connaissance de Robert Jackson alors ministre de la Justice des États-Unis. Il va le conseiller ainsi que le président Roosevelt pour la composition de la loi permettant d’aider le Royaume-Uni, alors en pleine guerre, sans enfreindre les règles de la neutralité.
Il profite de son séjour aux États-Unis pour faire des conférences aux quatre coins du pays afin de sensibiliser les Américains aux violences dont les Juifs sont les sujets ainsi que les Tziganes sans oublier les populations locales. Bref, il s’applique à démontrer que les Allemands ne respectent en rien le droit de la guerre, notamment celui des prisonniers.
Le 20 janvier 1942, dans le château de Wannsee, en banlieue de Berlin, le général SS Reinhard Heydrich préside la réunion au cours de laquelle les mandarins du régime, notamment du ministère de la Justice et de l’Industrie, établissent la mécanique de la Shoah de A jusqu’à Z. Cinq semaines auparavant, le 8 décembre pour être exact, le gouvernement des États-Unis déclarait la guerre au lendemain de l’attaque sur Pearl Harbor par le Japon.
Le même mois, mais à Londres, les gouvernements en exil de neuf pays, dont celui de De Gaulle, fondaient la Commission des crimes de guerre qui deviendra la Commission des crimes de guerre des Nations Unies. Quelques mois plus tard, soit trois ans avant la fin de la guerre, le New York Times publiait un article dans lequel dix dignitaires nazis, dont Hans Frank gouverneur de la Pologne, étaient identifiés comme des auteurs de crimes de masse. Les expressions crimes contre l’humanité et génocide ne sont pas encore employées.
En juin 1942, Lauterpacht commence à plancher sur un nouveau cadre juridique qui permettrait de punir les Allemands pour les crimes commis dans les territoires occupés. Après la capitulation de l’Italie en septembre 1943, le professeur de Cambridge fit une lecture baptisée solennelle de sa Charte internationale des droits de l’homme dans son université ainsi qu’à Londres et dans laquelle il suggérait notamment la création d’une Cour internationale.
Dans sa dissertation dite solennelle, Lauterpacht s’attardait ou plus exactement militait pour la protection des individus et non des groupes. En novembre 1944, soit quelques semaines après son exposé, Raphael Lemkin, ex-procureur polonais, publiait aux États-Unis Axis Rule in Occupied Europe dans lequel il militait pour l’inverse.
Lauterpacht rédigea une critique du livre dans laquelle il exprimait son total désaccord avec la thèse de Lemkin et du terme central à celle-ci et qu’il avait inventé : génocide. Il estimait que la protection des groupes aurait comme effet pervers une amputation des droits des personnes.
Le 2 mai 1945, Harry Truman nommait Jackson à la tête de l’équipe d’avocats américains chargée avec les équipes des trois autres alliés de mener le procès contre les 21 dignitaires nazis. Le 26 juin, la signature de la Charte des Nations Unies incluait un nouvel engagement : la protection des droits humains fondamentaux.
Le 1er juillet, Jackson demandait à Lauterpacht de l’aider à la rédaction du texte consacré à la création du premier tribunal pénal international. Le prof suggéra au juge d’introduire dans l’acte d’accusation le notion de crimes contre l’humanité. Le 31 juillet 1945, la première référence écrite de crimes contre l’humanité dans l’Histoire avec une grand H est officielle. Le 8 août, les autres délégations adoptent le projet de l’américaine.
Raphael Lemkin
Il est né dans une famille de confession juive le 24 juin 1900 à Bezwodne, alors dans l’empire russe et actuellement en Biélorussie sous le nom de Azyaryska. Il a grandi dans une famille de paysans pauvres, la propriété de la terre étant interdite aux Juifs.
Enfant, il était effrayé et fasciné par les atrocités commises par les tyrans à l’endroit de groupes particuliers. Ainsi il a beaucoup lu sur le massacre des chrétiens dans la Rome antique, des Huguenots en France, sur ceux des Mongols etc … À la fin de l’adolescence, ses parents ayant tout perdu lors de la guerre (maison, récoltes, animaux), il est devenu citoyen polonais à la suite de l’implosion de l’empire russe. Peu après, il part étudier à Lviv.
Il s’intéressa d’abord à la linguistique. Doué en ce domaine, il devint polyglotte et parlait neuf langues. Puis, il étudia le droit. Ensuite, il étudia la philosophie à la réputée Université de Heidelberg en Allemagne. En 1926, il retourna à Lviv où il obtint un doctorat en droit.
À la différence de Lauterpacht, Lemkin étudia le massacre des Arméniens sous toutes ses coutures. Il fit la même chose avec le Mein Kampf d’Adolf Hitler. Sa conclusion ? Dans les deux cas, la finalité logique de leurs inclinations idéologiques était l’éradication totale d’un groupe de personnes.
Alors qu’il est procureur à la cour de Berezhany, alors en Pologne aujourd’hui en Ukraine, puis à Varsovie, Lemkin multiplie les articles et les interventions avec l’espoir de convaincre ses auditoires qu’il fallait de nouvelles règles pour protéger « la vie des peuples », prévenir « la barbarie» et « la destruction de groupes ».
Dans le courant des années 1930, il pose un geste qui va s’avérer capital dans l’évolution future du concept de génocide : il collectionne, littéralement, tous les décrets rédigés par les autorités nazies et imposés dans les territoires occupés. Au début du printemps 1940, après des péripéties dignes d’un roman de Dumas, il se retrouve en Suède avec une valise pleine de ces décrets.
Dans l’année qui suit, il continue à les collectionner avant de prendre la direction des États-Unis et de se poser à Seattle le 18 avril 1941. Il écrit un mémorandum à l’attention de Roosevelt intitulé Le Crime des crimes. S’appuyant sur les décrets, il y explique que la détermination des nazis est si aiguisée qu’outre les camps de concentration et le recours aux armes ceux-ci appliquent à la lettre une politique de rationnement des calories, histoire de transformer les Juifs en des morts-vivants.
En novembre 1943, il termine son livre Axis Rule in Occupied Europe. Le chapitre neuf de celui-ci est titré d’un mot nouveau qui est en fait la greffe du mot grec GENOS (tribu ou race) et du suffixe latin CIDE (tuer). Il avait jonglé avec d’autres termes : extermination, extermination culturelle, extermination physique …
Après avoir lu son livre, le juge Jackson ajoute le terme de génocide le 16 mai 1945 à la liste établie par son équipe de juristes. Mais à la fin du mois, Lemkin est écarté de la délégation américaine. Jackson prend la direction de Londres et Lemkin, jugé trop émotif, est donc relégué à l’arrière-plan.
Si ce dernier fut écarté et son terme de génocide ignoré, c’est pour une raison de basse politique : les élus des États du Sud avaient réalisé que dans le cas contraire ils pourraient eux aussi être traduits devant les tribunaux puisque la ségrégation des Noirs avait toujours cours dans 11 États. Les Britanniques également s’étaient opposés à cet usage du mot car étant encore un empire colonial, ils craignaient d’être éventuellement condamnés à répondre de leurs actes.
Le 8 août la Charte de Nuremberg est signée. Les crimes contre l’humanité y sont inclus, mais non le génocide.
Le procès de Nuremberg
Pour la première fois dans l’histoire, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 des dirigeants d’un État ont été jugés devant un tribunal international.
Au premier jour du procès, quatre actes d’accusation furent énoncés. Le premier fut déposé par la délégation américaine : complot en vue de commettre des crimes internationaux. Le deuxième le fut par la britannique : crimes contre la paix. Le troisième le fut par la française : crimes de guerre, mais le procureur de cette délégation Pierre Mounier avait inscrit le crime de génocide à la rubrique trois relative aux crimes de guerre. Le quatrième le fut par la délégation russe : crimes contre l’humanité.
Au cours des 130 jours d’audience, pas une fois le mot génocide ne fut prononcé. En tant que principal rédacteur de l’acte d’accusation et réquisitoire de l’équipe britannique, mais également conseiller de son ami Jackson, Lauterpacht s’était appliqué à ce que « l’invention » de Lemkin soit bannie.
Le 30 septembre, lors des quatre plaidoiries ce fut le cas. Le 1er octobre les sentences furent communiquées : 18 coupables dont 12 condamnés à mort, trois furent acquittés. Dévasté par l’absence de son concept juridique, Lemkin dira que le 1er octobre fut « le jour le plus sombre de ma vie ».
Le 11 décembre 1946, lors de l’Assemblée générale de l’ONU deux résolutions sont adoptées. Elles sont les conséquences directes de Nuremberg. La no 95 stipule, comme le rêva Lauterpacht, que le droit international devait faire place à la personne. La no 96, comme le souhaita Lemkin, introduisait le génocide dans le droit international.
Le 9 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies adopta la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Elle fut et reste le premier traité des droits humains de l’ère moderne.
Dans l’épilogue du livre remarquable — Le Retour à Lemberg — que Philippe Sands, avocat spécialisé en droit international, a consacré à cette histoire il souligne que le génocide « est devenu le crime des crimes, élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l’explique peut-être, mais, comme l’avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l’humanité a été perçu comme le moindre des deux maux…
… le génocide dont la cible est un groupe, tend à aiguiser le sentiment du nous contre eux, il renforce l’identité collective, et peut créer le problème qu’il cherche précisément à résoudre ».
NOTE : les faits rapportés dans cet article ont été puisés dans
Le Retour à Lemberg de Philippe Sands. Éd. Albin Michel. 544 pages
Les numéros 118, 156 et 294 de la revue L’Histoire
Le site cairn.info.