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Daniel Raunet
Le 11 mars dernier, la CARICOM (15 pays des Caraïbes) avait donné 24 heures à un Conseil présidentiel transitoire créé par ses soins pour choisir un premier ministre intérimaire. Avec l’approbation du « Core Group », c’est-à-dire des États-Unis, du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et du Brésil [1]. Un mois plus tard, les élites se sont entendues sur le choix de sept des leurs … qui auront tous les pouvoirs … qui choisiront un nouveau premier ministre … qui, lui, organisera des élections dans les deux ans (il n’y en a pas eu depuis 2016) … qui sécurisera le pays … qui rédigera un plan de relance économique et humanitaire … qui … qui … Mais en attendant, Haïti est toujours sans gouvernement réel alors que les gangsters font la loi.[2]
Rien que pour 2023, le chaos avait déjà atteint des sommets inégalés : 4000 personnes tuées, des milliers de viols, 200 000 personnes chassées de leurs foyers, 3000 prisonniers en cavale, 80 % de la capitale contrôlée par des bandes armées, la Cour suprême occupée, des commissariats brûlés … Et depuis un mois, selon les statistiques de l’Office international des migrations, ce sont 95 000 personnes qui ont fui Port-au-Prince.
Les gangsters, mieux armés que la police
Les forces de l’ordre ne font pas le poids. Les 9 000 membres actifs de la police nationale sont minés par la violence, l’insubordination et la corruption. Ils font souvent face à des bandits cagoulés arborant les mêmes uniformes qu’eux et bien mieux armés. La Garde côtière n’a que 181 employés et un seul navire en état de marche. « Les agents des forces de l’ordre d’Haïti sont débordés par les armes détenues par les particuliers, les firmes de sécurité et les gangs », affirme un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime de janvier 2023.[3]
La plupart des armes illicites proviennent des États-Unis. « Les armes sont fréquemment achetées par des hommes de paille dans des États avec peu de contrôle et de restriction à l’achat. » Certaines arrivent dans des conditions rocambolesques, comme un arsenal découvert dans trois conteneurs destinés … à l’Église épiscopale d’Haïti ! [4] Selon une commission de désarmement haïtienne de 2020, il y avait alors un demi-million d’armes de poing clandestines dans le pays contre 38 000 enregistrées légalement.[5]
Les membres de la brigade antidrogue, 317 personnes, et de la douane, 2256 fonctionnaires, sont dépassés par les événements et peu enclins à risquer leur vie pour tenir tête aux gangsters. Selon l’Organisation mondiale des douanes « au moins cinq gangs sont installés tout le long du littoral de la baie de Port-au-Prince où se trouvent le port, ses terminaux, le bureau de douane, les magasins entrepôts, les aires de dédouanement et les entrepôts gaziers. Deux autres contrôlent la route qui mène vers le bureau de douane frontalier de Malpasse, situé à la frontière entre la République d’Haïti et la République dominicaine. »[6]
Les gangs et leurs liens avec l’élite
En octobre dernier, un rapport d’enquêteurs au Conseil de sécurité de l’ONU a dénoncé les liens entre les gangs haïtiens et les élites du pays.[7] Et nommé des noms : l’ex-président Michel Martelly, accusé d’avoir fondé les gangs Base 257, Village de Dieu, Ti Bois et Grand Ravine ; l’ancien président du Sénat Youri Latortue, lié au gang Kokorat San Ras et financier de l’ancien policier Jimmy « Barbecue » Chérizier ; l’ancien président de la Chambre des Députés Prophane Victor qui aurait créé le gang Gran Grif dans l’Artibonite ; l’importateur Reynold Deeb, du Groupe Déka qui utilise des bandits pour intimider les douaniers et protéger son commerce, etc.
Selon l’ONG International Crisis Group « Depuis le milieu des années 2020, la plupart des gangs de la capitale se sont regroupés en deux coalitions rivales, connues sous le nom de G9 et de Gpèp. Le Gpèp — une alliance d’abord dirigée par “Ti Gabriel”, mais aujourd’hui sans chaîne de commandement claire — semble tirer l’essentiel de ses ressources d’activités telles que les enlèvements et le trafic de stupéfiants. De son côté, Jimmy “Barbecue” Chérizier, l’un des leaders du G9, cherche à dominer les rues par l’extorsion et la violence, tout en professant des motivations quasi politiques. »[8] Le G9 a prêté ses services au parti Tèt Kale des présidents Martelly, Moïse et de son successeur le premier ministre Ariel Henry.
Face à l’impunité des gangs, des brigades de vigilance ont vu le jour, leurs membres érigeant des barrages dans les rues et se faisant justice eux-mêmes.
Tontons macoutes et dictatures
L’utilisation des bandes armées par les gouvernants et les membres de l’élite haïtienne remonte à loin. De 1957 à février 1986, la dictature de François Duvalier, puis de son fils Jean-Claude s’appuyait sur les sinistres tontons macoutes, mais le duvaliérisme a continué sans les Duvalier avec d’autres dictateurs, Henry Namphy, Prosper Avril, Raoul Cédras. Lorsqu’en octobre 1994 une expédition militaire multinationale a remis en selle un président élu, Jean-Bertrand Aristide, certains ont pu penser que c’en était fini de la violence institutionnelle et de la corruption. Si seulement !
La corruption au sommet de l’État
D’ancien défenseur autoproclamé des pauvres, Aristide s’est révélé peu différent des anciens dirigeants du pays. Élu à deux reprises, 1991 et 2000, il comptait sur des bandes mafieuses, les « chimères », pour terroriser ses opposants. L’ONG InSight Crime, un groupe de journalistes d’enquête, livre un verdict implacable sur l’ère Aristide. « Durant sa présidence, les trafiquants de drogue haïtiens travaillaient avec le cartel de Medellin, puis le cartel du Norte del Valle, pour transporter des centaines de tonnes de cocaïne de Colombie via Haïti vers les États-Unis, avec des allégations de corruption de responsables locaux, de policiers et d’Aristide lui-même. »[9]
Son successeur René Préval (élu deux fois, en 1996 et 2006) est à l’origine d’un des pires scandales financiers du siècle, l’affaire PetroCaribe, la dilapidation par le pouvoir de milliards d’argent public. En 2008, Préval signe un accord avec le Venezuela d’Hugo Chavez pour acheter des produits pétroliers vénézuéliens à des prix défiant toute concurrence. Haïti peut ainsi emprunter 360 millions US $ par an à 1 % d’intérêt.
Le scandale éclate lorsque la Cour des comptes d’Haïti publie un rapport dévastateur sur des détournements de fonds de 4 milliards 257 millions $ US.[10] Au lieu d’être investies dans des projets de développement réels, les sommes ont été confisquées par des amis des différents régimes. Quatre présidents sont impliqués dans le scandale, René Préval (2006-2011), Michel Martelly (2011-2016), Jocelerme Privert (2016-2017) et Jovenel Moïse (2017-2021). Plus, un ancien premier ministre de Martelly, Laurent Lamothe, accusé par le gouvernement américain d’avoir empoché 60 millions $ US. L’affaire PetroCaribe a été étouffée par le président Moïse qui a modifié le mandat de la Cour des comptes pour mettre un terme à l’audit. Personne n’a jamais été inculpé.
Trafic de drogue et pouvoir
La présidence de Michel Martelly (2011-2016) apparaît particulièrement mafieuse. En 2022, le Canada a mis ce politicien sur sa liste noire pour ses liens avec la pègre. En janvier dernier, c’est son ancien bras droit, son beau-frère Charles « Kiko » Saint-Rémy qui s’est vu frappé de sanctions, accusé par la ministre Mélanie Joly de se servir de son « statut de membre en vue de l’élite en Haïti pour protéger des gangs criminels armés et permettre leurs activités illégales, notamment par le trafic de drogues et d’autres actes de corruption »[11].
Son successeur, le président Jovenel Moïse, a été choisi par Martelly pour lui garder la place au chaud en attendant un éventuel retour à la présidence quatre ans plus tard. Moïse devait sa fortune à un partenariat avec un trafiquant de drogue, Evinx Daniel, ami de Martelly. Son personnel politique était truffé de fidèles de l’ancien président, dont Dimitri Hérard, son chef de la sécurité, un complice des trafiquants. Comme le relate le New York Times [12], Moïse était perpétuellement aux ordres de Martelly, son épouse et Saint-Rémy qui intervenaient sans cesse dans ses décisions. Vers la fin, Jovenel Moïse a essayé de s’en affranchir, rédigeant une liste de personnalités compromises dans le trafic de drogue. En juin 2021, il faisait fermer une piste d’atterrissage clandestine protégée par le clan Martelly. Une semaine plus tard, il périssait assassiné.
Depuis trois ans, Haïti avait à sa tête un premier ministre intérimaire, Ariel Henry, qui repoussait sans cesse les élections promises. L’été dernier, le politologue belge Frédéric Thomas portait le jugement suivant : « Les analystes peuvent encore discuter longtemps pour savoir ce qui, dans son inaction, relève de son incapacité ou de son indifférence, de sa corruption ou de ses liens avec les bandes armées. Le résultat est là : depuis qu’il est au pouvoir, à la suite du meurtre de Jovenel Moïse, les gangs ont gagné en puissance, l’impunité règne et la situation se dégrade de façon accélérée. » [13]
En 2022, Ottawa et Washington ont imposé des sanctions à plusieurs politiciens haïtiens. Dont deux très gros bonnets : « Joseph Lambert et Youri Latortue ont abusé de leur position officielle pour faire du trafic de drogue et ont collaboré avec des réseaux criminels et des gangs pour saper l’État de droit en Haïti .» [14] Lambert était alors président du Sénat et Latortue l’avait été avant lui. En 2021, Lambert avait même failli être nommé président du pays par ses collègues après l’assassinat de Jovenel Moïse !
Le 1er avril (ça ne s’invente pas), un autre mafieux, Guy Philippe, a eu le culot d’appeler les Haïtiens à l’insurrection pour le porter au pouvoir. Ancien putschiste puis sénateur, Philippe vient tout juste de rentrer des États-Unis où il a passé 5 ans et 9 mois en prison pour blanchiment d’argent de la drogue.[15]
Plus ça change …
[1] Bèle Patrick, « Haiti : face au gangs armés, l’interminable vacance du pouvoir », Le Figaro, Paris, 2 avril 2024.
[2] RFI, « Haïti devrait avoir un nouveau président en février 2026, 8 avril 2024 https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-ha%C3%AFti-et-des-am%C3%A9riques/20240408-ha%C3%AFti-devrait-avoir-un-nouveau-pr%C3%A9sident-en-f%C3%A9vrier-2026
[3] United Nations Office on Drugs and Crime, « Haiti’s criminal markets : mapping trends in firearms and drug trafficking », New York, 17 février 2023. https://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/toc/Haiti_assessment_UNODC.pdf
[4] Fenel Pélissier, « Trafic d’armes : les leaders de l’Église Épiscopale blanchis par l’instruction », Ayibopost, Port-au-Prince, 2 octobre 2023. https://ayibopost.com/trafic-darmes-les-leaders-de-leglise-episcopale-blanchis-par-linstruction/#:~:text=D’apr%C3%A8s%20les%20documents%20de,inculp%C3%A9s%20se%20retrouvent%20en%20cavales.
[5] Oliver Laughland, « Guns and weapons trafficked from US fueling Haiti gang violence », the Guardian, Londres, 14 mars 2024. https://www.theguardian.com/us-news/2024/mar/14/haiti-gang-violence-us-guns-smuggling[6] Administration Générale des douanes d’Haïti, « La crise sécurit aire en Haïti et ses impacts sur la Douane », OMD Actu, Bruxelles, 14 juin 2023. https://mag.wcoomd.org/fr/magazine/101-issue_2_2023/security-crisis-haiti/
[7] Haitian Times UN 2023 report: UN report names which government official backs which gang »‘ Brooklyn, New York, 19 octobre 2023.
[8] International Crisis Group, « Les gangs en Haïti : une mission étrangère peut-elle briser leur emprise ? », Bruxelles, 5 janvier 2024. https://www.crisisgroup.org/fr/latin-america-caribbean/haiti/b49-haitis-gangs-can-foreign-mission-break-their-stranglehold
[9] InSight Crime, « Haiti », Washington, 21 mars 2023. https://insightcrime.org/haiti-organized-crime-news/haiti/
[10] Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif de la République d’Haïti, « Rapports d’audit sur le fonds PetroCaribe », Port-au-Prince, janvier 2019-août 2020. https://www.cscca.gouv.ht/rapports_petro_caribe.php
[11] Affaires mondiales Canada, » Le Canada impose des sanctions supplémentaires contre des membres de l’élite haïtienne, communiqué, Ottawa, 13 janvier 2013. https://www.canada.ca/fr/affaires-mondiales/nouvelles/2023/01/le-canada-impose-des-sanctions-supplementaires-contre-des-membres-de-lelite-haitienne.html
[12] Maria Abi-Habib, « Haiti’s leader kept a list of drug traffickers. His assassins came for it », New York Times, New York, 12 décembre 2021. https://www.nytimes.com/2021/12/12/world/americas/jovenel-moise-haiti-president-drug-traffickers.html
[13] Frédéric Thomas, « Haïti : la solution volée », Le Soir, Bruxelles, 12 juillet 2023. https://www.lesoir.be/525012/article/2023-07-12/haiti-la-solution-volee
[14] « United States and Canada targeting Haiti’s corruption and drug trade », U.S. Department of the Treasury, Washington, 2 décembre 2022. https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1137#:~:text=U.S.%20Sanctions%20Additional%20Corrupt%20Haitian%20Politicians%20for%20Drug%20Trafficking,-December%202%2C%202022&text=WASHINGTON%20%E2%80%93%20Today%2C%20the%20U.S.%20Department,pursuant%20to%20Executive%20Order%20(E.O.)
[15] « Haïti. Guy Philippe appelle à un soulèvement pour l’imposer en dirigeant de la transition », Karib’info, Baie-Mahaut, Guadeloupe, 3 avril 2024. https://www.karibinfo.com/news/haiti-guy-philippe-appelle-a-un-soulevement-pour-limposer-en-dirigeant-de-la-transition/
Les membres du conseil présidentiel de transition
Sept membres avec droit de vote et deux observateurs représentant le gratin de l’élite politique haïtienne.
Edgard Leblanc Fils. Président du Sénat de 1995 à 2000 et représentant du Collectif du 30 janvier, essentiellement un regroupement du parti de l’ex-président René Préval et du parti Tet Kale (tête chauve) de l’ex-président Martelly.
Louis Gérard Gilles. Ancien sénateur lavalassien, représentant le groupe Accord du 21 septembre qui soutenait le Premier ministre démissionnaire Ariel Henry. Proche du parti Tet Kale.
Smith Augustin. Ancien ambassadeur en République dominicaine, représentant le parti EDE/RED, formation de l’ancien Premier ministre Claude Joseph du président assassiné Jovenel Moïse.
Leslie Voltaire. Architecte, représentant du parti Fanmi Lavalas, ministre en 1991 et 2002 de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide. Candidat malheureux à la présidence en 2010.
Fritz Alphonse Jean. Représente l’Accord du Montana, groupe créé après l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. Éphémère Premier ministre du président Jocelerme Privert en 2016. Directeur de la Banque centrale d’Haïti lors de la vente de la plupart des stocks d’or du pays à des prix coupés en 2013.
Emmanuel Vertilaire. Ancien juge d’instruction de Cap-Haïtien. Représente le parti Pitit Desalin. En 2022, son fondateur, Jean-Charles Moïse, avait appelé la population à descendre dans la rue avec des machettes pour renverser le Premier ministre intérimaire Ariel Henry.
Laurent Saint-Cyr. Assureur, représentant du Secteur des entreprises privées. Affilié à de nombreuses chambres de commerce, mais contesté par la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti.
Frinel Joseph. Observateur sans droit de vote. Représente la société civile. Pasteur protestant. Ancien membre de la commission électorale.
Régine Abraham. Observatrice sans droit de vote et seule membre féminine du conseil de transition. Représente le Rassemblement pour une Entente nationale et souveraine, un groupe œcuménique. Agronome formée à La Havane, haut fonctionnaire depuis 15 ans. Directrice de cabinet au ministère de l’Environnement.
C’est révoltant de lire sur la situation en Haïti, où le pouvoir des gangs et la corruption semblent détruire le tissu social et politique du pays. Cette atmosphère de loi des mafias, si profondément enracinée, rend difficile toute tentative de progrès véritable. Ça me fait me demander quelle pourrait être la solution pour sortir un peuple de ce cycle de violence et d’exploitation. La communauté internationale ne doit pas rester passive face à de telles injustices.