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Des prisonniers du camp de Drancy en train de charger des pianos spoliés.
Pierre Deschamps
De l’Europe bouleversée, meurtrie, assassinée, dépouillée par les nazis, restent certaines photographies. Dont celles des spoliations. Hermann Göringau Jeu de Paume, venu à Paris choisir ses prises de guerre dans ce qui est alors le siège des œuvres d’art volées aux familles juives de France. Des soldats américains – les Monument Men lancés sur la trace de tableaux, statues, dessins, bas-reliefs – qui exhibent le butin retrouvé dans des mines abandonnées. Et puis il y a celles tout autres des entrepôts Kanada à Auschwitz : des montagnes de souliers, de lunettes, de valises, de vêtements. Mais regardez. Regardez bien. Que ne voyez-vous pas ? Là, ici, ailleurs. Une sorte d’absence qui s’ajoute à toutes les autres : celle de la spoliation des instruments de musique, dont un récent dossier de la Revue d’histoire de la Shoah révèle toute l’étendue.
Le legs des embrasés
Personne ne sera étonné d’apprendre que les musiciens de l’orchestre d’Auschwitz ont « joué sur des instruments de musique récupérés dans les bagages des Juifs exterminés »1.
Des instruments qui, dans les mains des musiciens du camp « dessinent en creux le portrait d’êtres humains qui ont été happés par la machine de mort », les notes de musique faisant écho aux volutes de fumée qui s’échappent des cheminées des fours crématoires.
La survivance des disparus
Pour mémoire, rappelons que le 2 novembre 2019 le Musée Holocauste Montréal a présenté, en collaboration avec l’Orchestre Métropolitain, Les Violons de l’Espoir, un concert en hommage aux victimes de l’Holocauste.
Les Violons de l’Espoir (www.violinsofhopecle.org.), une collection de plus de soixante-dix instruments à cordes restaurés qui ravivent la mémoire de leur propriétaire, ont ainsi « résisté aux pogroms, aux camps de concentration et à l’usure du temps pour raconter des histoires d’injustice, de souffrance, de résilience et de survie », signale le Musée Holocauste Montréal. Huit de ces violons ont été prêtés pour ce concert.
L’événement a donné voix à Amnon Weinstein, le restaurateur de ces instruments, dont le travail rend vie à ceux qui en ont été brutalement dépossédés : « Je veux que ces violons soient joués, qu’ils fassent entendre ce qu’ils ont à dire. Car de ces violons sort un son très particulier, s’échappent des voix, des pleurs, des rires, des prières. »
L’envolée des rapines
Maigre butin toutefois que celui dérobé aux Juifs des camps en comparaison de ce que le Sonderstab Musik (Commando Musique) va écumer dans toute l’Europe occupée entre 1940 et 1944. « Les instruments de musique mais aussi les livres sur la musique, les partitions originales ou imprimées » que vola ce “commando” se comptent en « centaines de milliers ». Or, jusqu’à tout récemment, cette dépossession sauvage n’avait fait l’objet d’aucune publication scientifique originale en langue française2.
Un oubli que vient corriger un récent numéro de la Revue d’histoire de la Shoah qui présente, sous le thème “La spoliation des instruments de musique dans la Shoah : premières recherches”, le « tout premier [dossier]sur ce sujet, [lequel]pose des jalons précieux pour des recherches futures ».
L’ Autriche n’est pas prêteuse
Après-guerre en Autriche, il est assez ahurissant d’apprendre que : « Ceux qui avaient droit à la restitution [et qui résidaient maintenant à l’étranger] durent alors faire donation de différents objets [comprendre instruments de musique] pour pouvoir faire sortir le reste de [leur]collection ».
Pour ne pas en déposséder le Kunsthistorishes Museum de Vienne et éviter la perte « irremplaçable » que subirait l’Autriche si la collection Rothschild d’instruments anciens – soixante et onze pièces – devait quitter le pays, tant elle est « urgemment désirée sur le plan scientifique et muséal » par cette institution, la famille Rothschild se fit notifier, en contrepartie du droit de récupérer une poignée de leursinstruments anciens, que les pièces non rendues et conservées au Museum porteraient la mention “propriété” ou “don permanent” d’Alphonse de Rothschild (sic) !
Des octaves orphelines
En 1945, les autorités françaises ont regroupé, dans trois sites de la région parisienne, quelque 3 100 pianos pillés entre 1942 et 1944 que les autorités d’occupation n’avaient pas encore eu le temps d’expédier en Allemagne.
S’il est quasi impossible d’établir le nombre total de pianos spoliés dans toute la France, il est tout à fait vraisemblable de penser qu’il est de l’ordre d’une dizaine de milliers, sachant que : « Dans son dernier bilan adressé le 14 janvier 1948 au directeur des Finances extérieures, le chef du Service des restitutions fait état de 8 000 pianos signalés comme disparus par leur propriétaire […] dans le seul département de la Seine », un département supprimé en 1968 qui engloberait aujourd’hui la ville de Paris et les départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne.
Le piano étant sans doute le seul bien que les Juifs spoliés pouvaient espérer récupérer du pillage dont leur résidence fut l’objet, on peut imaginer l’émotion qu’ils ont ressenti en circulant dans des dépôts mal éclairés – on les a priés de se munir d’une torche électrique – où il est également difficile de se déplacer dans ces « capharnaüms assez mal tenus ».
Parfois dans ces lieux quasi irréels le ton a assurément monté d’un cran et donné lieu à des disputes que l’on peut imaginer terribles quand « les spoliés se retrouvent à plusieurs devant un même instrument, chacun étant persuadé d’en être le légitime propriétaire ». Tant « émouvant est l’attachement que les spoliés témoignent à leurs instruments qu’ils décrivent presque comme un individu à part entière ».
Car ce n’est pas simplement un instrument que l’on récupère : « Les familles [spoliées]retrouvent grâce aux pianos une part de leur âme. Les pianos sont alors bien plus que des objets mobiliers ordinaires : quand ils parviennent à rentrer, leur présence et leur timbre portent la mémoire et la culture de ceux qui n’ont pas survécu à la guerre. »
Razzia sur les imprimés
Pour ce qui est des spoliations de livres et de partitions de musique, elles « ne doivent rien au hasard. Grâce à leurs agents, parfois à leurs chercheurs, scientifiques, historiens, ou à leurs conservateurs, archivistes et bibliothécaires envoyés en France avant-guerre, les agences nazies ont repéré de longue date des collections et archives qu’ils estiment leur appartenir ou devoir leur revenir ».
Faute de documentation sur la destination des ouvrages spoliés, les restitutions s’avèrent la paix revenue trop peu nombreuses. Bien souvent, les « dossiers des demandes de restitution constituent […]la seule trace mémorielle, mais muette, de la spoliation. C’est dans les lettres de restitution des spoliées […] que s’exprime, avec pudeur, l’intensité de leur perte dans leur vie bien difficile à reconstruire ».
Quand elles ont eu lieu, les restitutions ont souvent été très incomplètes. Sur les quelque 10 000 livres et partitions, parfois anciennes, qui constituaient la bibliothèque de la claveciniste Wanda Landowska, « seuls 54 volumes » lui furent restitués.
Essentiellement, le dossier au sommaire du numéro 213 de la Revue d’histoire de la Shoah a pour objectif de « présenter une première approche d’un champ de recherche […] en devenir ». Laquelle pourrait donner lieu à d’autres travaux, dont ceux qui « manquent sur le marché des instruments de musique pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années d’après-guerre, marché que l’on peut supposer alimenté en partie par la spoliation d’instruments de qualité, voire d’exception, comme l’a été le marché de l’art européen et américain à cette période ».
Tuer longtemps, mourir tout le temps
Ce même numéro de la Revue propose un second dossier, celui-là sur les nouvelles approches sur la Shoah en Union soviétique. Lequel illustre le fait que « loin d’un assassinat systématique dès l’arrivée des forces allemandes [en Union soviétique], les nouvelles recherches montrent que [les massacres] se sont étalés sur plusieurs mois, voire plusieurs années, en fonction des impulsions venues des centres de décision régionaux, d’équilibres de pouvoir avec les populations locales et aussi des mouvements de troupes ».
[1] Sauf mention contraire, les citations de ce texte sont extraites du numéro 213 de la Revue d’histoire de la Shoah, dont la version électronique est disponible sur le site : https://www.cairn.info/.[2] Seule autre référence en français sur le sujet, un ouvrage du musicologue Willem de Vries traduit du néerlandais sous le titre Commando Musik, publié chez Buchet Chastel en 2019.
Revue d’histoire de la Shoah
Numéro 213
Mémorial de la Shoah
Paris, 253 pages