À propos de l'auteur : Jean-Claude Bürger

Catégories : International

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Composition graphique Jean-Claude Bürger
Evguéni Victorovitch Prigojine, chef de Wagner, la milice fantôme dont Vladimir Poutine niait l’existence.

Jean-Claude Bürger

Bien avant la prise du quartier général de l’armée russe à Rostov-sur-le-Don, Wagner, milice fantôme, dont Vladimir Poutine niait l’existence, avait fait couler assez de sang pour être dans le viseur les médias occidentaux.

Pour attester enfin la réalité de cette armée privée, il fallut l’inauguration du somptueux édifice de son siège social à Saint-Pétersbourg et son rôle spectaculaire à la bataille de Bakhmout. Son chef Evguéni Victorovitch Prigojine devint alors un personnage incontournable des bulletins d’information télévisés.

Il faut dire que pour le téléspectateur moyen, espèce au demeurant en voie de disparition, les guerres ne font recette que dans les premières semaines. Le spectacle de détresse est pénible à la longue, c’est ce que les spécialistes appellent l’usure compassionnelle.

Prigojine le parfait méchant

Alors pour que l’intérêt se maintienne il faut des héros à admirer et des méchants à détester. Dans ce dernier rôle Prigojine est un personnage idéal.

On lui attribue, entre autres sobriquets peu flatteurs, celui d’homme des basses oeuvres du Kremlin, de boucher de Poutine1. Le procureur général des États-Unis, Merrick Garland, le qualifie de criminel de guerre.

Cet affrontement entre la Russie et l’OTAN a ceci de particulier que les gouvernants occidentaux n’hésitent pas à avoir les mots les plus durs envers les dirigeants russes. Ils aident de façon ouverte et musclée l’armée ukrainienne dans sa guerre, mais ont une étrange pudeur à se considérer comme des cobelligérants. Cette apparente délicatesse fait en quelque sorte écho à celle de Poutine qui s’efforce de bannir l’emploi du mot guerre pour caractériser l’agression russe.

Si les mots des gouvernants semblent soigneusement pesés, il n’en est pas de même pour ceux des médias. En Europe, par exemple une chaîne comme LCI2 qui diffuse à longueur de journée nouvelles et analyses de la guerre ne cache pas le fait qu’elle a choisi son camp. Reportages laudatifs sur les troupes de Kiev auxquelles on accorde largement la parole, sarcasmes des animateurs sur les déboires de l’armée russe, indignation de la noirceur, de l’amoralité d’un camp qui n’hésite pas à recruter des repris de justice pour ses armées de mercenaires.  Dégoût pour la brutalité de leur chef.

Prigogine le condottière

Mais au fil des jours, et en pleine bataille, Prigogine à l’étonnement de tous se révèle un virulent critique de l’état-major russe. L’image de Prigogine auquel on reconnait alors, à contre-cœur, une certaine lucidité et une courageuse franchise, mue progressivement.

Le 24 juin quand se matérialise enfin une révolte que ses coups de gueule rageurs d’ancien taulard devenu chef de guerre laissaient présager, le ton de nombreux médias et observateurs se métamorphose.

La prise du quartier général de Rostov-sur-le-Don sans coup férir, suivie de l’avance quasi triomphale des troupes de Wagner sur la capitale est à ce point stupéfiante, qu’elle semble en quelques heures le transformer. Il devient le condottière3, le baron noir4, celui qui va faire exploser le pouvoir à Moscou. Il va faire tomber Poutine ! Les rédactions du monde occidental semblent saliver à cette perspective. On multiplie prédictions, analyses et supputations sur l’état psychique d’un Poutine au bord de l’abîme … On connaît la suite.

Une censure européenne

La partisanerie qui aveugle parfois les médias occidentaux est d’une nature différente de celle des médias moscovites. Nulle sanction ne menace ceux qui s’écartent d’un discours officiel. Il y a cependant une exception de taille : l’interdiction de parole des médias russes par l’Union européenne.

Jamais après 1945, même dans les épisodes les plus tendus de la Guerre froide, la presse communiste propagandiste de l’URSS n’avait été interdite dans les démocraties européennes.5

Trois jours après le début de l’invasion russe en Ukraine la communauté européenne annonçe l’interdiction en son sein de la diffusion des médias russes RT et Sputnik. Le 2 mars à 16 heures, la chaîne d’informations RT France, division française de Russia Today filiale de l’agence Novosti disparaît des écrans de télévision. Cette chaîne financée par la Russie avait d’après sa directrice, 176 employés dont une centaine de journalistes.6 Son dernier bulletin d’information mis en scène de façon mélodramatique, se termine dans l’obscurité totale d’un studio dont on a éteint l’éclairage … Dans toute l’Europe ainsi q’au Royaume-Uni, la chaîne Russia Today et le site d’information Sputnik se voient bâillonnés. 7

Dans la plupart des pays d’Europe la liberté d’informer est pourtant protégée par les institutions. Seules des infractions à des lois spécifiques (par exemple l’incitation à la haine, ou la diffamation) peuvent inciter les tribunaux nationaux à justifier la censure.

Le 27 février 2022 cependant, toutes les instances nationales ont été court-circuitées par la décision de 27 États : Sputnik et RT ont été intégrés aux sanctions économiques contre les entreprises russes. La raison en était clairement motivée dans la décision européenne : elles « menacent directement et gravement l’ordre et la sécurité publique de l’Union ». On ne peut avouer plus clairement une intention de censure.

Si on peut en comprendre les raisons, ce précédent n’est pas sans danger. Les associations de journalistes européens n’ont pas manqué de le souligner.8

En mars de cette année RT France, interdit de diffusion, continuait néanmoins à produire des reportages accessibles sur le Net avec un VPN. Ses comptes bancaires ont alors été saisis et mis sous séquestre en vertu de nouvelles modalités des sanctions économiques contre la Russie. Mais RT en français n’est pas prête à cesser de faire parler d’elle et son redéploiement en Afrique est en cours. Dès le mois de janvier sa directrice Xénia Fédorova avait d’ailleurs acquis les noms de domaines : Rt-Afrique.com, Africa-RT.com, Rtafrica.media, Rtafrique.online.

Le Front africain

La guerre des armées semble surtout cantonnée pour l’instant à l’Ukraine mais la guerre de l’information, et de la propagande elle, ne connait pas de frontières.

La francophonie intéresse donc Vladimir Poutine, particulièrement en Afrique. D’ailleurs ses soldats ont commencé à progressivement s’y infiltrer sous l’uniforme des troupes de Wagner.

Que Poutine s’attaque aux pays de la sphère d’influence française à l’aide de ses mercenaires est, si l’on ose dire, de bonne guerre. La France serait mal venue de s’indigner, elle qui a recruté pendant des décennies pour sa Légion étrangère des individus de toutes origines en évitant soigneusement de leur poser trop de questions.  Certains de ces hommes, aux dires d’Édith Piaf, sentaient bon le sable chaud, mais souvent leur passé de criminel ou de fugitif avait des relents assez suspects.

De fait la France constituait des troupes de chocs pour emploi hors de la métropole. Elles avaient un commandement, un système de recrutement, de rémunération et d’entraînement distinct du reste de l’armée. En bref, c’étaient des mercenaires déployés essentiellement en Afrique9 et dans ses anciennes colonies par l’État français.

Les légionnaires du néo-impérialisme russe, ceux de Wagner, ont cependant une dimension que la Légion étrangère, relique du vieil impérialisme français, ne possède pas.

En février dernier des hackers d’un groupe russe qui se fait appeler Bogatyri et qui se dit dissident, faisaient parvenir à des journalistes 2561 documents d’archives piratés chez Konkord maison-mère de Wagner (dont Prigogine, en bon fils, a mis la propriété au nom de sa maman). Ils révélaient l’ampleur de l’activité de cette organisation jusque-là impénétrable.

Outre Wagner, l’armée de mercenaires, l’organisation a développé le projet « Lakhta » qui a pour mission la désinformation et le soutien des désordres dans les pays occidentaux. Les équipes de Arte10 ont trouvé dans les documents de Wagner que pour le seul mois de novembre 2019, « Lakhta » avait investi plus d’un million et demi de dollars dans des opérations de désinformation sur Internet, dans la création en Afrique d’organes de presse favorables à Moscou, et dans le financement et l’organisation de manifestations « spontanées » anti-occidentales. Une sorte d’adaptation poutinienne de l’ « agitprop ».

En République centre-africaine, au Mali, et dernièrement au Niger fleurissent comme par enchantement des petits drapeaux russes, des pancartes à la gloire de Poutine lors de manifestations anti-françaises soigneusement orchestrées.

Dans cet écho lointain de la guerre qui sévit en Europe comme dans cette dernière, le vieil adage « dans toute guerre, la première victime est la vérité» reste d’actualité.

1- France Info 24/5/23, 98.5 Montreal 25/5/23, Le journal de Montréal 26/3/22 Le Nouvelliste 24/6 23, Le Soleil 24/6 /23, Courrier International 28/3/23 etc.

2- LCI est la chaine d’informations de la première chaine (privée) française

3- Le Point 2/7/23 Causeur26/6/23

4- L’OBS

5- À l’exception de l’Espagne de Franco et du Portugal de Salazar qu’on peut d’ailleurs difficilement qualifier de démocratiques …

6 Ce qui tend à prouver que les journalistes eux aussi peuvent être attirés par le mercenariat …

7- Dans le journal officiel de l’Union européenne, on peut lire que ces mesures d’interdiction devraient être maintenues jusqu’à ce que l’agression russe contre l’Ukraine prenne fin, et jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande contre l’Union européenne et ses États membres. 

Le 7 décembre Ursula von der Leyen annonçait le blocage de la diffusion de quatre autres chaînes en langue russe, qui émettaient en direction des populations russophones des pays baltes.

8- Ricardo Gutiérrez président de Fédération européenne des journalistes, en entrevue à France 24

9- La Légion a livré bataille entre autres en Algérie, en Italie, au Mexique, au Tonkin, au Dahomey, au Soudan. à Madagascar, au Maroc, en Syrie, en Indochine, au Tchad, au Zaïre, au Liban, Au Cambodge, en Somalie, au Rwanda, en Centre-Afrique au Congo Brazzaville, en Côte d’Ivoire, au Mali, sans oublier la Crimée lors de la prise de Sébastopol !

10 – Ces documents ont été soigneusement  étudiés et recoupés et vérifiés par les journalistes du quotidien allemand Die Welt, de la chaîne de télévision franco-allemande Arte et du site Insider. Ceux-ci se déclarent convaincus de leur authenticité.

Sources – Les nouveaux territoires de l’information vidéo de Arte Youtube

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