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Nombreux sont ceux et celles pour qui le tribunal de Nuremberg vient clore la Seconde Guerre mondiale. À la suite d’une longue série d’audiences qui déboucha sur la condamnation de dignitaires nazis, justice a été rendue, une fois pour toute, aurait-on pu croire. Sans doute, mais pas pour tous. Deux ouvrages récents et un film relatent le parcours du groupe Nakam qui comptait faire chèrement payer aux Allemands l’assassinat de quelque six millions de Juifs.
Pierre Deschamps
Dans l’Allemagne ravagée par la guerre, « qui avait laissé quelque 500 millions de mètres cubes de décombres, [on compte en 1945] neuf millions de bombardés évacués, 14 millions de réfugiés et d’expulsés des territoires de l’Est, 10 millions de travailleurs forcés et de détenus libérés, et plusieurs autres millions de prisonniers de guerre qui rentraient peu à peu chez eux » [1].
Mais les six millions de juifs assassinés par les nazis ne rentreront pas à la maison, eux. Ni leurs cendres, qui ne pourront prendre place dans une sépulture où leurs rares parents encore en vie pourraient venir se recueillir, pleurer, se remémorer.
Sans doute certains survivants de la Shoah ont-ils imaginé, rêvé, souhaité, envisagé froidement que les bourreaux souffrent à leur tour, deviennent vermine et combustible. Mais de là à passer à l’acte …
Venger l’innommable
Incapables de revenir à la vie de tous les jours comme si la Shoah n’avait pas eu lieu, une cinquantaine de partisans juifs, des hommes et des femmes dont la plupart avaient à peine une vingtaine d’années, vont former une sorte d’armée clandestine à laquelle il donne le nom hébreu de Nakam (vengeance en français), un groupe également connu sous le nom de Dam Yisrael Noter (Le sang d’Israël se venge, en français », dont l’acronyme DIN signifie jugement).
Nakam. The Holocaust Survivors Who Sought Full-Scale revenge [2], de Dina Porat, professeure émérite d’histoire juive moderne au département d’histoire juive de l’université de Tel Aviv et historienne en chef du mémorial Yad Vashem, retrace l’itinéraire de ce groupe dont l’idée de vengeance aurait pris forme avant même la fin de la guerre.
Entre janvier et mars 1945, Abba Kovner, poète, écrivain et partisan juif d’origine lituanienne, qui a tenté d’organiser sans succès un soulèvement dans le ghetto de Vilnius en septembre 1943, se rend sur le site polonais de Ponary – où 70 000 Juifs ont été massacrés entre 1941 et 1944 – et au camp de Majdanek – où 78 000 personnes ont été assassinées, dont 59 000 Juifs. L’horreur de ces mises à mort mérite vengeance, se dit-il. Dans les semaines qui suivirent naîtra le groupe Nakam.
Œil pour œil
Dina Porat raconte qu’Abba Kovner et les membres du Nakam « souhaitaient que leur vengeance soit publique et à une échelle qui, de l’avis des planificateurs, serait à la mesure de la Shoah. Ils voulaient une vengeance qui constituerait une réponse ouverte du peuple victime aux meurtriers, une vengeance qui serait racontée dans le monde entier et qui s’appliquerait à des millions de personnes, une vengeance qui frapperait les Allemands en particulier, mais avertirait le reste du monde que le sang juif ne serait jamais plus versé » [2].
Très tôt, le groupe se donne une mission qui perpétue l’antique loi du talion : pour chaque juif assassiné, un Allemand doit mourir. En d’autres mots, l’objectif n’est rien de moins que de tuer le plus grand nombre possible d’Allemands.
Deux fois non
Dans la biographie qu’elle a consacré par ailleurs à Abba Kovner, Dina Porat révèle que David Ben Gourion, futur premier ministre d’Israël, aurait décliné l’offre de soutenir le projet du Nakam, préférant « œuvrer en faveur de l’indépendance israélienne plutôt que de chercher à se venger de la Shoah » [3].
Les Puits de Nuremberg [4] – une fiction de l’écrivain et journaliste Emil Marat qui met en scène l’activité du groupe Nakam – présente une variante de cette rencontre. L’un des membres du groupe se serait fait dire par David Ben Gourion : « Est-ce que la mort de six millions ressuscitera six millions ? Non ? Alors je ne suis pas intéressé. »
De l’eau empoisonnée
Au départ le groupe avait ciblé cinq grandes villes allemandes, mais leurs faibles moyens les amenèrent à n’en privilégier qu’une : Nuremberg, ville emblématique du nazisme à plusieurs égards, site privilégié de la geste nazie magnifiée par les films de la cinéaste Leni Riefenstahl, localité qui a donné son nom aux décrets antisémites nazis sous le nom de Lois de Nuremberg.
Le plan du Nakam est de faire d’un coup un nombre incalculable de victimes parmi la population de Nuremberg estimée à l’époque autour de 300 000 personnes. Le groupe a alors pour projet de verser du poison dans le réseau d’eau potable de la ville. Pour mettre en œuvre cette vengeance, Abba Kovner se rendra en Palestine en août 1945 pour rencontrer des chimistes auprès de qui se procurer suffisamment de poison pour tuer le plus de citoyens de Nuremberg possible. Interrogés sur la létalité du poison, les chimistes précisent qu’« un milligramme de poison sera mortel pour des centaines de personnes » [4].
Après une attente qui durera trois mois, soit suffisamment longtemps pour obtenir la quantité voulue de substance mortelle, Abba Kovner prendra la mer déguisé en officier britannique. Au terme d’un long périple qui le conduit d’Alexandrie, en Égypte, à Toulon, en France, il comprend qu’il a été trahi. Sur le pont du Champollion sur lequel il a embarqué, il pose son sac « et en dénoue la corde [et] jette par-dessus bord les boîtes de conserve » [4] qui contenaient le poison.
Un pain à l’arsenic
Un échec qui ne met toutefois pas un frein au désir de vengeance du Nakam puisqu’en avril 1946 le groupe identifie une seconde cible, de choix celle-là : le camp d’internement de Langwasser, situé à moins de huit kilomètres du centre de Nuremberg. Géré par l’armée d’occupation américaine, le camp compte parmi ses quelque 8 000 locataires des gardiens des camps de la mort ainsi que des SS membres des Einsatzgruppen, ces unités mobiles d’extermination qui auraient tué en Pologne, en Union soviétique et dans les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) plus d’un million et demi de personnes, essentiellement des Juifs.
Pour mener à bien son dessein, le groupe se procure des pains dans une boulangerie qui approvisionne le camp. Enduits d’arsenic, ces pains vont rendre malades plus de 2 200 prisonniers allemands. Si certains seront hospitalisés, aucun ne décèdera.
Une fin, un film
À la suite de ce second échec, le groupe se dissout et ses membres vont se fondre dans la masse des Allemands qui errent dans des villes réduites à des tas de gravats. Ils vivront dans un anonymat assumé jusqu’à ce que dans les années 1980 leur histoire commence timidement à être peu à peu connue d’un cercle restreint de personnes.
Quant à Abba Kovner, il part pour la Palestine où il rejoindra la Haganah, une organisation paramilitaire qui deviendra l’armée officielle de l’État peu de temps après la déclaration d’indépendance d’Israël. En 1961, il sera cité à comparaitre comme témoin au procès d’Adolf Eichmann. Enfin, il participera au début des années 1970 à la création du Musée de la Diaspora, ou Beit Hatfutsot, à Tel Aviv.
Outre les deux ouvrages mentionnés précédemment, un film – disponible sur YouTube. [5] – a été produit en Israël sur la tentative par le Nakam de verser du poison dans le réseau d’eau potable de Nuremberg. Réalisé par les frères Doron et Yoav Paz, Plan A, sorti en 2021, a été à l’affiche de l’édition de 2023 du Boston Jewish Film Festival, un événement annuel qui présente des films récents sur des thèmes juifs.
La vengeance en question
Alors que le film est visible dans tout Israël depuis la veille, l’édition du 12 janvier 2024 du Jerusalem Post signale que : « Plan A se concentre sur des questions de justice, de vengeance, de rédemption et de guérison, qui sont aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en 1945. »
Dans des pages consacrées à l’idée de vengeance, Dina Porat cite ce que publiait en juin 1942 le journal Davar, un quotidien de la gauche sioniste édité en hébreu, en Israël. Dans l’édition en question, un article intitulé « Non à la vengeance » retient son attention ; il contient une mise en garde destinée aux chercheurs de vengeance : la morale juive européenne considère la vengeance comme « un instinct méprisable qui doit être déraciné du cœur » [2].
Un avertissement que ne semble pas avoir entendu l’actuel premier ministre israélien !
[1] Le Temps des loups, Harald Jähner, Actes Sud, Arles, 2024, 358 pages.
[2] Nakam. The Holocaust Survivors Who Sought Full-Scale revenge, Stanford University Press, Redwood City, 2022, 394 pages.
[3] The Fall of a Sparrow. The Life and Times of Abba Kovner, Stanford University Press, Redwood City, 2009, 440 pages.
[4] Les Puits de Nuremberg, Noir sur blanc, Paris, 2024, 392 pages.[5] https://www.youtube.com/watch?v=DdCHwxu1Y1g