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S’approprier un livre, c’est aussi garder la mémoire des mots qu’il renferme. D’où cet article qui – pour en mieux transmettre le propos – met à profit ceux même d’Olivier Weber dans « Massoud, le rebelle assassiné ». Ce livre – écrit pour ne pas oublier un homme de courage – est un texte bref qui magnifie la grandeur de celui qui rêvait de désapprendre à faire la guerre.
Pierre Deschamps
Le commandant Massoud mort et enterré est devenu une icône du combat pour la liberté. Son message demeure intact, même si la récupération de son image a commencé le jour de son enterrement, même si la production du mythe s’est drastiquement amplifiée le jour de ses funérailles, avec un héros romanesque plus utile, surtout pour ses ennemis, mort que vivant.
Son message d’un islam des Lumières, celui d’un laboratoire des droits humains dans la haute vallée du Panjshir, ne demandait qu’à être imité, ailleurs en Asie centrale et par-delà les routes de la soie, par-delà les frontières.
Là repose précisément son testament, celui de la volonté de pourfendre le mal absolu, le mal de l’obscurantisme dans la foi, celui de la guerre contre les corps et les âmes, de la soumission totale, celui de l’islamisme fanatique avec ses prêcheurs funestes, ses coupeurs de mains, ses esclavagistes qui encadrent le regard des femmes.
L’immense espoir d’un avenir meilleur
Massoud était conscient que l’on écrit l’Histoire comme l’on écrit un livre, avec discipline, obstination, désir libertaire, reculs, plans serrés et plans larges. En treillis militaire, coiffé du pakol, le traditionnel béret en laine afghan porté en arrière, le front barré de rides, la barbe clairsemée, le nez légèrement busqué, grand et solide, l’homme au profil d’aigle était charismatique et secret.
Olivier Weber le revoit qui écoute attentivement ses lieutenants lui donnant des nouvelles du front puis tranche de ses ordres brefs que chacun écoute avec respect, mais sans dévotion. L’âme d’un chef, le geste d’un compagnon d’armes.
Souvent Massoud lui explique sa stratégie pour fédérer des alliances, les contacts qu’il a établis au fil des années et qu’il reprend inlassablement, les allégeances plus ou moins bancales. L’Afghan demeurait convaincu que la longue bataille serait gagnée, avec ou sans l’aide de l’Occident, mais justement pour aider aussi les autres nations contre la peste qui s’annonçait, celle de la tyrannie religieuse, d’une mollarchie qui n’a cessé depuis de s’étendre, d’un creuset des passions meurtrières.
L’ennemi d’à-côté
Conteur intarissable, Massoud parle de ses craintes pour le pays, de la menace que représentent ses voisins et surtout le Pakistan. Cette menace existe toujours, du fait de l’ISI (Inter-Services Intelligence), les services secrets pakistanais qui ont mis en place les talibans et les ont financés, les ont soutenus à bout de bras, les ont conseillés avec des officiers dépêchés sur place. Cette crainte fondée est restée une obsession chez Massoud jusqu’au jour de sa mort. Et il n’avait pas tort, clame Olivier Weber.
Les sicaires de l’obscurantisme, eux, étaient toujours aux basques de Massoud, sur les sentiers comme dans les airs, avec quelques avions que les talibans parvenaient à faire décoller, encadrés par des conseiller pakistanais. Massoud savait que les miliciens d’outre-frontières étaient pires que les combattants de Mollah Omar issus du terroir. La lobotomisation du peuple afghan était programmée par les djihadistes étrangers.
L’auteur a toujours pensé que la destruction des deux bouddhas de Bamiyan, sans cesse annoncée par les fondamentalistes étrangers et non par les Afghans, fussent-ils les plus radicaux, s’inscrirait, si elle survenait, dans une logique de chaos.
À ce propos, il cite Mollah Islam, le gouverneur des talibans dans la petite ville de Bamiyan, qui lui disait, exactement un an avant la destruction des deux géants : « Si les statues sont abattues, ce sera sur une décision des étrangers et du Pakistan. Moi, je veux les préserver. »
Éloge des femmes courage
Son acharnement à pérenniser les chantiers des droits de la femme en milieu hostile, cet atelier d’une humanité nouvelle, ce bercail d’une certaine inventivité au sein d’un islam spiritualisé, tel était le monde de Massoud sur les rives du Panjshir.
Dans un passage particulièrement révélateur de ce que Massoud avait réussi peu à peu à changer dans le Panjshir, qui était devenu une auberge de tolérance en même temps qu’une vallée-monde, Olivier Weber relate une scène émouvante au cours de laquelle la chirurgienne Nilab Mobarez, est interpellée par un combattant – un modjahed – de vingt ans au bec-de-lièvre réajusté et masqué par une barbe naissante.
« Doktor Nilab, vous ne me reconnaissez pas ? avait balbutié ce combattant, fusil mitrailleur sur l’épaule. C’est vous qui m’avez recousu la bouche lorsque vous étiez étudiante à Kaboul ».
Le modjahed s’est incliné devant la femme sans voile qui a sauvé son sourire. Les autres autour ont compris que Doktor Nilab, qui distribuait des ordres à tout venant et parlait comme un chef, avait l’aura d’un commandant des tranchées. Au-delà de la ligne de front tout proche et des champs de mines, les talibans encageaient les femmes. Et devant lui, s’émerveille Olivier Weber, une chirurgienne de retour d’exil délivrait les hommes de leur blessure et redonnait de la dignité à leur visage.
Olivier Weber enchaîne en évoquant l’engagement de ces autres femmes hors du commun qui essaimaient alors dans le Panjshir. Dont celui de Nasrine Grosse, qui lutte depuis des lustres, au péril de sa vie, contre le port du voile et l’illettrisme, avec détermination, lucidité et espérance ; et de Shoukria Haidar, inlassable militante de la cause des femmes ; toutes deux seront à l’origine de la Déclaration des droits des femmes afghanes.
Puis tant d’autres femmes qui incarnent au plus haut point l’esprit de résistance de cette époque, dont celles qui, au mépris du danger, à deux pas de la demeure de Mollah Hassan et de celle de Mollah Omar, s’étaient improvisées enseignantes à domicile.
Un idéal d’espérance et de progrès
Voilà l’autre héritage de Massoud, cette capacité à incarner la posture de l’homme qui dit non, non à la barbarie, non à la dérive sectaire. Militant des droits humains dans un Orient ravagé par le fanatisme, partisan des élections parlementaires et d’une Constitution laïque, il pensait à des contre-pouvoirs démocratiques : des assemblées élues combinées avec le savoir ancestral des loya jirga, les réunions traditionnelles de sages.
L’ouvrage d’Olivier Weber dessine les contours du destin hors du commun d’un homme qui, dans une contrée où règne l’obscurantisme et le clanisme, s’est toujours refusé à être un seigneur de la guerre. Comme il le souligne si justement, pour Massoud au regard d’aigle : nul trône à conquérir, seule importe la liberté.
À signaler également la récente parution de « Le cri afghan », de Michael Barry (L’Asiathèque. Paris, 620 pages), un ouvrage qui s’est écrit dans la foulée du retrait américain d’Afghanistan et de la (re)prise du pouvoir par les Tâlebân.
Des mots du cœur qui, de longue lettre au départ, sont devenus livre que l’auteur explique ainsi : « Dès lors que j’ai ressenti qu’il me fallait, alors que les Tâlebân ont pris le pouvoir et que la situation sanitaire s’aggrave jour après jour du fait de la virulence du variant indien qui accumule ses morts dans Kaboul déjà si ravagé par la guerre, reprendre mon gourdin de pèlerin et pousser un cri d’alarme en résumant les pensées d’une vie en large part consacrée à un pays où j’ai eu la chance de séjourner », notamment comme professeur à l’Université américaine de Kaboul et au sein de missions de Médecins du monde en Afghanistan.
Massoud, le rebelle assassiné
Olivier Weber
L’aube
La Tour-d’Aigues, 97 pages