À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : International

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Tentative de coup d’État ou simple lutte de pouvoir au sein de l’armée ? Malgré l’absence de médias véritablement libres, les journalistes et les blogueurs russes sont souvent mieux informés que nos médias occidentaux et ont analysé d’un œil critique les événements rocambolesques du week-end de la Saint-Jean, la marche tragicomique des mercenaires du groupe Wagner vers Moscou, puis la reculade de leur chef Evgueni Prigojine.

Daniel Raunet

Tentative de putsch ou non, le maître du Kremlin ne prend pas de chance. Muré dans le silence pendant la fin de semaine fatidique, Poutine a retrouvé quelques jours plus tard ses vieux réflexes soviétiques : la purge. Le FSO, c’est-à-dire la garde prétorienne du président, effectue une vaste chasse aux sorcières dans l’armée et les services de sécurité pour purger tous ceux qui sont soupçonnés d’intelligence avec Prigojine. Comme le célèbre « général Armageddon », Sergueï Sourovikine, dont on est sans nouvelle. Rybar, un blogue russe suivi par plus d’un million de personnes et tenu par un ancien des forces spéciales, Michail Zvindchuk, explique les critères des inquisiteurs : « L’indécision dans la répression de la rébellion est le prétexte sur la base duquel ils éliminent les personnes répréhensibles et celles qui ont échoué dans les questions d’entraînement au combat, de mobilisation et de soutien logistique ».[1]

Qui a lâché qui ?

Depuis des mois, le chef des mercenaires Wagner abreuvait d’injures la hiérarchie de l’armée russe, l’accusant d’incompétence crasse, voire de trahison, au premier chef son ennemi personnel, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et son chef d’État-major Valeri Guerassimov. Pendant longtemps, on a cru que le président Poutine ne voyait pas d’un mauvais œil ces divisions au nom du principe qu’il vaut mieux diviser pour régner.

Des journalistes spécialisés dans le monde du renseignement russe, Irina Borogan et Andreï Soldatov, confirment toutefois que Poutine avait lâché Prigojine depuis quelque temps et donné carte blanche à Choïgou pour intégrer les mercenaires de Wagner dans l’armée régulière. Ils expliquent la perte d’influence de Prigojine par les changements sur le terrain. La prise de Bakhmout par les troupes de Wagner est de l’histoire ancienne, l’armée russe ayant prouvé depuis qu’elle peut se passer d’elles pour contenir l’offensive ukrainienne.

Prigojine aurait donc fait un mauvais coup de bluff. « Comme un condottiere médiéval dans l’Italie du XVe siècle, Prigojine a décidé de renégocier les termes du contrat avec le prince en plein milieu de la bataille, guidé par cette logique — plus la crise est grande, meilleures sont ses cartes »[2]. Selon ces journalistes, son but n’était pas de faire un coup d’État, mais d’avoir les têtes de Choïgou et Guerassimov.

Qui a tiré le premier ?

L’annonce par le Kremlin de l’intégration des mercenaires dans l’armée régulière a nul doute été l’événement déclencheur de la révolte. Vendredi 23 juin, Prigojine a justifié le déclenchement des hostilités par une attaque de l’aviation russe contre ses hommes[3], une attaque dont on n’a toujours aucune preuve.

Ce qui est maintenant certain, c’est qu’une fois sorties d’Ukraine, les troupes de Wagner ont abattu plusieurs avions russes. Le blogue Rybar accuse les forces de Prigojine d’avoir fait couler le sang russe. « Selon les premières informations, 13 pilotes ont été tués au total. À titre de comparaison, depuis le début de la contre-offensive, les Forces armées ukrainiennes n’ont pas réussi à abattre un seul de nos avions. »[4] Rybar parle de sept appareils, dont trois hélicoptères de guerre électronique et un Iliouchine Il-18.

Le désarroi des services de sécurité et de l’armée

La prise de la ville russe de Rostov-sur-le-Don par les troupes de Wagner a mis à nu la vulnérabilité du régime. Borogan et Sodatov révèlent que les agents locaux du renseignement militaire se sont barricadés dans leur bâtiment dès l’arrivée des mutins. Personne ne s’est opposé à l’occupation de la ville et du quartier général de l’armée pour le sud de la Russie où les wagnériens ont même arrêté deux personnages de haut rang, le sous-ministre de la défense Yunus-bek Yevkourov et le premier adjoint du renseignement militaire, le général Vladimir Alekseev[5].

Également, presque personne ne s’est opposé aux convois de Wagner qui se dirigeaient vers Moscou. Selon Borogan et Soldatov « la réaction de l’armée a été tout aussi indistincte — de toutes les forces que le ministère de la Défense avait dans ce domaine, et elles sont importantes, seule l’aviation a tenté d’arrêter l’avancée des colonnes de Wagner. Ils ont échoué, perdant plusieurs hélicoptères et 13 pilotes. Quelque part en arrière-plan, la Garde nationale a défilé (y compris des unités tchétchènes), dont les camions ont parcouru la région en essayant de ne pas croiser les colonnes de Wagner. »

L’explication de cette inaction est à la fois simple et sidérante : personne ne savait ce qui se passait entre Poutine et Prigojine. Comme le président restait muet, personne n’osait prendre d’initiative. « Et si Prigojine parvenait à un accord et concluait une entente avec le président ? Qui Poutine blâmera-t-il pour l’effusion de sang — son ami ou les généraux ? »

La médiation biélorusse

L’explication de la reculade de Prigojine à mi-chemin entre Rostov et Moscou est fournie par un organe de presse russe exilé en Lettonie. Meduza [6], qui est bien branché sur le Kremlin, révèle qu’en milieu de journée de samedi 24 juin, Prigojine avait essayé de parler directement à Poutine, mais que ce dernier avait refusé de prendre l’appel. Selon Meduza, le chef des mercenaires pensait qu’à Moscou, l’armée allait l’accueillir à bras ouverts, mais il s’est rendu compte que ce n’était pas le cas, la révolte espérée ne se manifestait pas. C’est ce qui l’a amené à négocier un marché et à ordonner à ses troupes de rebrousser chemin.

Toujours selon Meduza, les négociations ont impliqué le secrétaire général de l’administration présidentielle du Kremlin, Anton Vaino, l’ambassadeur russe au Bélarus, Boris Gryzlov, et le dictateur biélorusse, Alexandre Loukachenko. La suite, on la connaît, le chef de Wagner et ses lieutenants sont partis en exil et Poutine est enfin sorti de son mutisme le lundi suivant, absolvant de tout blâme les mercenaires mutins, à condition qu’ils prennent leur retraite, s’exilent au Bélarus ou se fondent dans l’armée régulière.

Poutine, l’autocrate aux pieds d’argile

Dans l’immédiat, l’amnistie des mercenaires laisse un goût amer chez certains. Le blogueur de Rybar pose la question : « Qui va répondre de la mort des soldats russes pendant cette Marche de la Justice ? » À plus long terme, c’est la solidité du régime qui est en jeu. Dans un système où tout dépend des décisions du président, il ne peut pas y avoir de ligne de commandement autonome entre l’armée, la Garde nationale, les services de sécurité du FSB, le renseignement militaire du GRU, la milice tchétchène ou la garde prétorienne présidentielle.

Les organes de sécurité sortent ébranlés de la crise. Comme le relatent Borogan et Soldatov, « la crise a créé une situation complètement nouvelle pour Poutine. Les forces de sécurité, à qui il a confié la garde de lui-même et de son régime, viennent d’apprendre une leçon importante : il vaut mieux ne pas s’immiscer dans le conflit dans le cercle restreint de Poutine. Que va-t-il faire des forces de sécurité qui ont appris une telle leçon ? »

Comme pour ajouter à la confusion, dans un étonnant rebondissement le 10 juillet, le Kremlin révélait que Poutine avait rencontré pendant trois heures Prigojine et ses lieutenants cinq jours après la mutinerie. Qualifié de traître un jour et interlocuteur un autre, le chef de Wagner aurait protesté de sa fidélité au président.

Après avoir fermé toutes les officines médiatiques de Wagner, il semble que Poutine ait préféré ménager les ultranationalistes de son pays plutôt que de s’engager dans une répression ouverte des factieux. Mais, comme dit le dicton, la vengeance est un plat qui se mange froid.

En effet Prigojine n’est pas seul, les critiques de l’establishment militaire russe sont reprises par d’autres, les vociférations d’ultranationalistes qui accusent Poutine de mollesse face à l’Ukraine et maintenant la Turquie, qui a remis à Kyiv les mercenaires ukrainiens de la Division Azov. Ces jusqu’au-boutistes ont toujours pignon sur rue en Russie, comme le « Club des patriotes en colère » qui s’est réuni sans encombre dès le 25.

Ce groupe a été fondé en avril dernier par Igor Guirkine, alias Strelkov, un des acteurs principaux de l’annexion de la Crimée et de la guerre du Donbass de 2014, condamné par contumace aux Pays-Bas pour avoir dirigé l’abattage du vol MH 17, Pavel Goubarev, un idéologue panslaviste de la république séparatiste du Donetsk, et Vladimir Kucherenko (alias Maxime Kalachnikov), un écrivain partisan d’un retour à l’Empire soviétique version Staline. Le Kremlin essaie toutefois de limiter la liberté de parole de ces extrémistes, le FSB ayant fait annuler le 9 une intervention publique de Guirkine à Saint-Pétersbourg [7]. Le spectre d’un autre Prigojine remplaçant un jour Poutine n’est pas écarté.

[1] Rybar « La purge dans les forces de sécurité », Moscou, 28 juin 2023 https://t.me/rybar/49102

[2] Irina Borogan et Andreï Soldatov, « Le destin du condottiere » (Судьба кондотьера), Agentura.ru, Moscou, 26 juin 2023. https://agentura.ru/investigations/sudba-kondotera/

[3] Pjotr Sauer « Russia investigates Wagner chief for ‘armed mutiny’ after call for attack on military » , The Guardian, Londres, 23 juin 2023. https://www.theguardian.com/world/2023/jun/23/wagner-chief-accuses-russias-military-of-attack-and-says-evil-leadership-must-be-stopped

[4] Rybar, 24 juin 2023. https://t.me/rybar/48990

[5] Agence de presse Meduza, transcription d’une conversation téléphonique, « ‘We’re saving Russia’ In a meeting with military leaders, Yevgeny Prigozhin demanded respect. », Riga, 24 juin 2023. https://meduza.io/en/feature/2023/06/24/we-re-saving-russia

[6] [1] https://meduza dot io/feature/2023/06/25/putina-ne-bylo-nigde, cité par Riley Bailey, Nicole Wolkov, Karolina Hird et Mason Clark  » Russian Offensive Campaign Assessment, June 25, 2023″‘ Institute for the Study of War, Washington, 25 juin 2023.

[7] Strelkov Igor Ivanovitch #KRP, Я в восторге! Какая потрясающая, какая сногсшибательная оперативность и эффективность! (Je suis ravi! Quelle étonnante, quelle efficience et efficacité époustouflantes), Telegram, 9 juillet 2023 https://t.me/strelkovii/5968

Un commentaire

  1. Serge Langdeau 13 juillet 2023 à 7:49 pm-Répondre

    Merci pour ce texte éclairant.

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