À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : International

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Daniel Raunet

Russophone égale russophile. Telle est l’équation à la base des prétentions de Vladimir Poutine qui, depuis l’écroulement de l’URSS, a toujours rêvé d’une Grande Russie regroupant tous ceux qui parlent sa langue. Cette équation est basée sur un postulat erroné. Les Ukrainiens ne sont pas des Russes, même ceux qui parlent russe.

Une unité nationale en construction

Si l’on excepte la période de 1917 à 1920 marquée par des guerres incessantes terminées par la victoire soviétique, l’Ukraine n’est devenue indépendante qu’à la chute de l’URSS en 1991. Trente et un ans, c’est peu pour forger une unité nationale, mais la Russie a probablement réussi, en quelques semaines d’invasion, à éloigner davantage les deux nations.

Les données démolinguistiques semblent donner raison à Poutine, mais les apparences sont trompeuses[1]. La langue russe est omniprésente en Ukraine. Selon les données disponibles les plus récentes, 17,2 % de ses 44 millions d’habitants sont de langue maternelle russe, mais plus du double de la population, 38,6 %, parlent russe à la maison. Il y aurait même 19 % d’Ukrainiens qui ne parlent que le russe.

Qui parle quoi en Ukraine ?

L’ukrainien est une langue minoritaire dans presque toute la rive de la mer d’Azov ainsi qu’aux approches de la frontière roumaine en mer Noire. De plus, le russe est parlé majoritairement dans tout l’est et le sud du pays, y compris dans la deuxième ville de l’Ukraine, Kharkiv.

Dans le centre, y compris la capitale Kyiv, la langue de la rue la plus fréquente est le sourjyk, un mélange de russe et d’ukrainien, assorti du passage continuel entre les deux idiomes, l’alternance de code. Il n’y a que l’ouest du pays qui soit résolument ukrainophone. Cela veut-il dire que Poutine peut compter sur un soutien populaire proportionnel au degré d’usage de la langue russe ? Pas du tout.

La mère-patrie, Russie ou Ukraine ?

En 2015, soit après l’annexion de la Crimée et l’apparition des républiques sécessionnistes de Luhansk et Donetsk, un laboratoire d’idées ukrainien, le Centre Razumkov, a effectué auprès de 10 071 personnes une enquête sur l’identité nationale des Ukrainiens[2].À la question « quelle est votre mère-patrie ? », 93 % des gens ont répondu l’Ukraine (dont 83 % dans le Donbass hors républiques sécessionnistes).

De plus, les enquêteurs ont demandé quel pays choisiraient les répondants si on leur en donnait le choix. 72 % ont répondu l’Ukraine, 20 % l’Europe et 4,5 % la Russie. 14 % des répondants du Donbass auraient préféré la Russie, ce taux étant de 8 % dans l’Est, 4 % dans le Sud (mer Noire) et 1 % seulement pour le Centre et l’Ouest du pays.

Donc, même dans les régions majoritairement ou fortement russophones, les partisans de la Russie sont minoritaires. Pourquoi ? Se pourrait-il que ce pays porte les stigmates de l’ex-Union soviétique et constitue un repoussoir pour la plupart des russophones hors Russie ? On pourrait probablement constater le même phénomène dans les républiques baltes, le modèle européen étant beaucoup plus attractif que son concurrent moscovite.

La mission religieuse de Poutine

Il y a également une dimension religieuse derrière l’invasion russe. Le Kremlin s’appuie lourdement sur le soutien de l’Église orthodoxe russe qui voit Moscou, depuis la chute de Constantinople, comme la Nouvelle Rome de la chrétienté. C’est étonnant pour un ancien officier du KGB formé à l’idéologie soviétique, mais Vladimir Poutine a intégré la religion dans sa vision du monde.

Dans son discours du 21 février tentant de justifier l’invasion imminente de l’Ukraine, le maître du Kremlin a accusé le gouvernement de Kyiv de préparer une destruction de l’Église Orthodoxe Russe du patriarcat moscovite. Tout comme il avait précédemment déclaré « sacrée » l’annexion de la Crimée.

67 % des Ukrainiens s’identifient comme orthodoxes, mais en Ukraine, il y a orthodoxes et… orthodoxes ! L’Église orthodoxe d’Ukraine-patriarcat de Moscou relève du patriarche russe Kirill, allié de Poutine. Selon le Centre Razumkov, 12,8 % des Ukrainiens s’en réclameraient[3]. Il existe une autre Église orthodoxe d’Ukraine, celle-là avec son patriarche à Kyiv qui est une église autocéphale suivie par 28,7 % de la population. Elle a été reconnue par le patriarche de Constantinople ce qui a conduit en 2018 à un schisme majeur dans l’orthodoxie, le patriarche de Moscou rompant sa communion avec le patriarcat œcuménique de Constantinople.

Enfin, 9,4 % des Ukrainiens, surtout dans l’ouest du pays, appartiennent à l’Église catholique d’Ukraine, qui reconnaît l’autorité du pape, mais qui a conservé les rites byzantins. Les allégeances des Ukrainiens aux diverses confessions n’ayant pas changé au fil des bouleversements politiques des décennies, on ne voit pas comment Poutine pourrait regrouper toutes les ouailles derrière la crosse du patriarche Kirill.

Les « Russes » d’Ukraine, et ensuite ? 

Aussi aberrant qu’il soit, le nationalisme ethnicoreligieux de Poutine est extrêmement dangereux, car il ne se limite pas à l’Ukraine. En Estonie par exemple, les russophones formaient 40 % de la population lors de la chute de l’Union soviétique et ils y sont encore 23 %. En Lettonie, le pourcentage est encore plus élevé, 27 %.

Le russe est également la langue d’usage de 14,5 % de la population de la Moldavie, excepté les habitants de la république sécessionniste de la Transnistrie, un autre satellite de Moscou, qui sont russophones à 29 % et ukrainophones à 23 %. Mais là, mis à part la Moldavie, il s’agirait de pays membres de l’OTAN et on se retrouverait dans le pire des scénarios catastrophes, celui de la troisième guerre mondiale.

[1]  Leclerc, Jacques, « Ukraine, données démolinguistiques – L’aménagement linguistique dans le monde », Québec, CEFAN, Université Laval, mars 2022 https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-1demo.htm?fbclid=IwAR1GhstWJRtl-ZgKaHOkjs7fkSCaz4uWaKRQKMQH7vTemLQq17egKx5jyQU#2.7_Le_bilinguisme_des_Ukrainiens_

[2]Ukrainian Centre for economic and political studies named after Olexander Razumkov, « Ukrainian identity : changes, trends, regional aspects », in National and Securituy Defense no. 3-4 (161-11162) 2016, Kyiv, 2016. https://razumkov.org.ua/uploads/journal/eng/NSD161-162_2016_eng.pdf

[3]Document en ukrainien. ОсобливостіРелігійногоІЦерковно-РелігійногоСамовизначенняУкраїнськихГромадян: Тенденції2010-2018 [Features of Religious and Church – Religious Self-Determination of Ukrainian Citizens: Trends 2010-2018] (PDF) (in Ukrainian), Kyiv: Razumkov Center in collaboration with the All-Ukrainian Council of Churches, April 22, 2018. https://razumkov.org.ua/uploads/article/2018_Religiya.pdf

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