À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : International

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Daniel Raunet

Jeudi 9 novembre, les négociateurs du Parti socialiste espagnol (PSOE) et du parti indépendantiste catalan Junts ont conclu un accord historique qui devrait mettre fin à la guerre des tranchées avec Madrid ainsi qu’à la marche unilatérale à l’indépendance en Catalogne [1]. Cet accord doit permettre sous peu l’investiture à Madrid d’un gouvernement de coalition entre les socialistes et la gauche radicale (parti Sumar) avec le soutien des députés indépendantistes et régionaux de Catalogne, du Pays basque et de la Galice.

La reconnaissance des torts historiques de l’Espagne

Pour la première fois, un grand parti espagnol, le PSOE, ose reconnaître les raisons de la montée de l’indépendantisme catalan depuis deux décennies. L’accord prend pour point de départ la sentence de 2010 du Tribunal constitutionnel qui avait éviscéré le statut d’autonomie de la Généralité de Catalogne, pourtant adopté démocratiquement en 2006 par le Parlement espagnol et par 73 % de l’électorat catalan lors d’un référendum. Les magistrats, très campés à droite, avaient biffé toute référence à une nation catalane, à la prédominance de la langue catalane et à une soumission des institutions juridiques de la région à une gouvernance catalane.

Le document va encore plus loin et dénonce les décrets dits de « Nueva Planta » pris entre 1707 et 1716 par le premier roi de la dynastie actuelle des Bourbons, Philippe V. Ce monarque avait aboli l’usage officiel du catalan et abrogé les privilèges des institutions séculaires de la Couronne d’Aragon dont faisaient partie la Catalogne et Valence. C’est là l’origine historique du centralisme espagnol actuel. Le PSOE et Junts reconnaissent ainsi qu’en conséquence de ce passif « une partie significative de la société catalane ne s’est pas identifiée avec le système politique en vigueur en Espagne ». Une affirmation qui devrait avoir une certaine résonance chez les Québécois.

Carlos Puigdemont avale une grosse couleuvre

L’accord ne demande pas aux indépendantistes de renoncer à leurs convictions et se contente de constater qu’il demeure des divergences quant à l’avenir de part et d’autre, mais pour le leader du parti Junts, l’ex-président de la Catalogne en exil Carles Puigdemont, cette entente constitue un virage à 180 degrés par rapport à son discours jusqu’au-boutiste des dernières années.

En effet, au lendemain du référendum de 2017 interdit par Madrid, le Parlement de Barcelone avait proclamé l’indépendance d’une république de Catalogne, déclaration que, face à la répression, les députés catalans avaient eux-mêmes suspendue en 24 heures. Depuis, Puigdemont répétait à qui voulait bien l’entendre que les Catalans n’avaient pas besoin de s’exprimer à nouveau.

Pour réaliser l’indépendance, il suffisait de raviver cette proclamation suspendue. Il avait même créé, de son exil en Belgique, un Conseil de la République censé œuvrer à cette fin. Puis, au début des tractations sur la reconduction de Pedro Sanchez à la tête du gouvernement espagnol, le leader de Junts avait posé parmi ses conditions sine qua non la tenue d’un nouveau référendum qui serait cette fois-ci accepté par Madrid.

Aujourd’hui, il renonce aux déclarations unilatérales d’indépendance. Selon l’entente, « le PSOE et Junts misent sur la négociation et les accords comme méthode de résolution des conflits et s’entendent pour rechercher un ensemble de pactes qui contribuent à résoudre le conflit historique sur l’avenir politique de la Catalogne ». Quant à la reconnaissance d’un nouveau référendum, consensuel cette fois-ci, ce sera un des sujets dont Junts pourra parler, mais sans aucune garantie de succès. Bref, le républicain Carles Puigdemont est de retour dans le cadre des institutions de la monarchie espagnole. Les négociations prévues se feront sous la surveillance d’observateurs internationaux dont l’identité reste à préciser.

Les juges conservateurs à la niche !

Dans un autre accord au début du mois [2], le grand rival indépendantiste de Junts, la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) au pouvoir à Barcelone, avait arraché, en échange de son soutien à l’investiture de Pedro Sánchez, des concessions moindres de la part des socialistes espagnols : une amnistie de portée un peu floue, une « table de dialogue », un effacement partiel de la dette de la Catalogne et une juridiction catalane sur les trains de banlieue.

L’accord conclu avec Junts ratisse beaucoup plus large. D’abord, la future loi d’amnistie touchera non seulement les personnalités et les citoyens inquiétés par la justice à cause de la tenue du référendum consultatif de 2014 et du référendum sur l’indépendance de 2017, mais prévoira également une mise au pas des juges conservateurs qui s’évertuent à plonger les indépendantistes catalans dans des poursuites sans fin.

Ainsi le 6 novembre dernier, le juge Manuel García Castellón, de l’Audience Nationale Espagnole, lançait encore des poursuites contre Carles Puigdemont pour … terrorisme ! Ce juge proche du Parti populaire prétend que le prévenu était l’instigateur de manifestations de masse indépendantistes qui avaient paralysé l’aéroport de Barcelone en 2019 et causé la mort d’un voyageur frappé par une crise cardiaque en marchant sous le soleil.

Pour le quotidien L’Indépendant, de Perpignan, le magistrat tentait ainsi « de dynamiter la loi d’amnistie qui doit permettre à Carles Puigdemont de rentrer libre en Espagne » [3]. L’accord PSOE-Junts prévoit que la future législature s’attaquera au « concept de lawfare (guérilla judiciaire) ou à la judiciarisation de la politique ».

Une Espagne davantage décentralisée

Le parti Junts a également obtenu de la part des socialistes la reconnaissance de la nécessité d’un renforcement des pouvoirs de la Catalogne adoptés en 2005 « dans le respect des institutions du gouvernement autonome et de la singularité institutionnelle, culturelle et linguistique de la Catalogne ». Ce qui implique une révision législative de la sentence de 2010 du Tribunal constitutionnel invalidant 14 des 223 articles de la loi d’autonomie. La Catalogne obtiendra également le droit de siéger sans tutelle dans des institutions internationales.

Il est aussi question de mesures pour éponger la dette du gouvernement catalan. Junts aura le droit de présenter sa revendication d’un rapatriement de la totalité des impôts perçus en Catalogne tandis que le PSOE s’engage à revoir le mode de financement actuel de la région et à prendre des mesures pour rapatrier les sièges sociaux qui ont fui la Catalogne ces dernières années.

La droite espagnole fulmine

« Coup d’État », « dictature », « l’Espagne a perdu et les indépendantistes gagnent » [4], les partisans du Parti populaire et de la formation néo-fasciste VOX promettent une lutte à mort contre l’entente PSOE-Junts. Déjà la semaine dernière, des manifestations violentes ont secoué Madrid avec deux attaques en règle contre le siège du Parti socialiste. Il faut dire que les Catalans n’ont pas bonne presse dans l’opinion publique du reste de l’Espagne. Selon un sondage de septembre, 70 % des Espagnols seraient opposés à l’octroi d’une amnistie aux indépendantistes et 65 % d’entre eux auraient préféré de nouvelles élections plutôt qu’un accord avec les partis Junts et ERC.[5]

Pedro Sánchez peut toutefois dormir tranquille, son investiture dans les jours qui viennent semble acquise, même si dans les rangs, en Andalousie, à Madrid et ailleurs, on honnit les indépendantistes. Carles Puigdemont lui a promis le soutien de tous ses députés au Parlement central, et ce, pour les quatre prochaines années.

[1]  » El documento del acuerdo firmado por PSOE y Junts para dar vía libre a la investidura de Pedro Sánchez », El País, Madrid, 9 novembre 2023. https://elpais.com/espana/2023-11-09/el-documento-del-acuerdo-firmado-por-psoe-y-junts-para-dar-via-libre-a-la-investudura-de-pedro-sanchez.html

[2] Nura Portella,  » ERC pacta amb el PSOE la continuïtat de la taula de diàleg com a via per resoldre el conflicte polític », El Nacioanl.cat, Barcelone, 2 novembre 2023. https://www.elnacional.cat/ca/politica/erc-pacta-psoe-continuitat-taula-dialeg-com-via-resoldre-conflicte-politic_1118503_102.html

[3] Henry de Laguérie, « Catalogne : « C’est un délire juridique », Carles Puigdemont accusé de terrorisme après la mort d’un Français », L’Indépendant, Perpignan, 7 novembre 2023. https://www.lindependant.fr/2023/11/07/cest-un-delire-juridique-carles-puigdemont-accuse-de-terrorisme-apres-la-mort-dun-francais-11566079.php

[4] Aldo Gamboa et Rosa Sulleiro,  » Espagne: Sánchez obtient l’appui controversé de Puigdemont en vue de se maintenir au pouvoir », AFP, Paris, 9 novembre 2023.

[5] « El 70 % de los españoles estaría en contra de una ley de amnistía, según una encuesta de Metroscopia », Antena 3, Madrid, 14 septembre 2023. https://www.antena3.com/noticias/espana/70-espanoles-estaria-ley-amnistia-segun-encuesta-metroscopia_20230914650308b84fd7bf0001987f8a.html

 

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