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Arrivée de migrants africains aux îles Canaries.
Daniel Raunet
Le 9 octobre dernier, le président espagnol Pedro Sánchez ouvrait un discours devant le Congrès de son pays par une citation. « Un bateau délabré est arrivé sur nos côtes avec à son bord 106 clandestins. Les personnes détenues sans papiers, parmi lesquelles se trouvaient dix femmes et une fillette de quatre ans, se trouvaient dans des conditions déplorables, affamées, sales et avec des vêtements en lambeaux. La cale du bateau, qui ne mesurait que 19 mètres de long, ressemblait à un vomitorium et dégageait une puanteur insupportable. »[1] Une histoire de migrants africains échoués sur les côtes des Canaries espagnoles ? Pas du tout. Une citation de la presse vénézuélienne de mai 1939 à propos de migrants canariens qui fuyaient la misère et la dictature franquiste.
Une politique qui se veut « humaniste »
Pedro Sánchez est décidément à contre-courant de la plupart des chefs de gouvernement occidentaux. Pour lui, accueillir à bras ouverts les migrants est un devoir moral. L’Espagne, rappelle-t-il à ses concitoyens, est un pays d’émigrants. De 1945 à 1978, dit-il, 120 000 Canariens ont traversé l’Atlantique vers les Amériques. Au total, ce sont quelque deux millions d’Espagnols qui se sont exilés sous Franco, la moitié illégalement.
Le chef socialiste est ouvert à l’immigration massive, non seulement pour des considérations de solidarité, mais aussi pour la pérennité du modèle social espagnol : « L’immigration n’est pas seulement une question d’humanité, ce qui suffirait, mais elle est également nécessaire à la prospérité de notre économie et à la pérennité de l’État-providence. »
Comme au Québec, c’est l’immigration qui empêche que la population ne diminue du fait d’un des taux de natalité les plus faibles d’Europe, 1,2 enfant par femme. Si rien n’est fait, estime le dirigeant socialiste, l’Espagne perdra en 25 ans quatre millions d’habitants en âge de travailler et la croissance économique du pays tombera de 2 % à 0,1 %. Déjà, poursuit-il, la moitié des municipalités espagnoles sont en voie de désertification et il y a 150 000 postes de travail qui ne trouvent pas de candidats.
Pendant la pandémie de covid, des secteurs comme l’agriculture, l’hôtellerie et la construction résidentielle n’ont pu se maintenir à flot que grâce à la main-d’œuvre immigrée. Là où les oppositions de droite, conservateurs du Parti populaire et néofascistes de Vox, parlent de répression et d’expulsions, Pedro Sánchez soutient que « l’Espagne doit choisir entre être un pays ouvert et prospère ou fermé et pauvre ».
Sánchez déboulonne les mythes
Le premier mythe, c’est que les immigrants sont majoritairement des illégaux. En fait, 94 % d’entre eux sont entrés en Espagne régulièrement. Autre mythe, celui d’une invasion africaine, voire musulmane. 40 % des migrants arrivés dans des embarcations de fortune ou en sautant les barrières de Ceuta et Melilla sont des Latinoaméricains, 30 % des Européens et 20 % des Africains. En Espagne, un habitant sur six est né à l’étranger.
Les nouveaux venus sont des gens qui contribuent davantage à l’économie espagnole que les Espagnols de souche. 10 % des revenus de la Sécurité sociale proviennent des immigrants alors que ces derniers utilisent les prestations sociales à 40 % de moins que les autochtones. Certains secteurs ne pourraient pas fonctionner sans eux, la moitié des préposés aux bénéficiaires et des travailleurs de garderie sont des immigrants.
L’opposition de droite fait grand cas de faits divers spectaculaires où des crimes et délits sont attribuables à des immigrants. En fait, avance le chef du gouvernement espagnol, il n’y a aucune différence entre le taux de délinquance de la population de souche et celui des nouveaux venus. Pedro Sánchez juge avec sévérité ses adversaires de droite : « Le Parti populaire a décidé de concourir avec VOX aux Jeux olympiques de la xénophobie. »
L’Espagne régularise un demi-million de sans-papiers
En avril dernier, une pétition signée par 600 000 Espagnols a demandé au Congrès de régulariser la situation des étrangers établis illégalement dans le pays. Entre 390 000 et 470 000 illégaux selon les estimations, dont un bon tiers de mineurs.[2] Le juriste Diego Boza, de l’Université de Cadix, explique que c’est grâce à l’épiscopat que la réforme a pu passer. « Dans un premier temps, le Parti populaire bloquait la régularisation. Mais l’Église catholique lui a demandé de reconsidérer et il a changé sa position ».[3] Une fois soumise au Congrès, la mesure a été adoptée en mai, à l’unanimité. Les règlements d’application doivent être publiés incessamment.
La crise migratoire, un premier échec pour Sánchez
Ce sont les îles Canaries qui sont maintenant à l’épicentre de la crise migratoire.[4] Après avoir vu arriver sur leurs côtes 40 000 réfugiés en 2023, la région risque de fracasser ses records en 2024, 38 800 migrants en neuf mois, dont 12 % de mineurs. Sans parler des centaines de morts et de disparus en mer. La petite île de Hierro, 11 000 habitants, a vu arriver 10 000 migrants cette année.[5] Les structures de cette région autonome croulent sous la tâche. Rien que pour les enfants, 6 000 mineurs, la capacité d’accueil des Canaries n’est que de 2 000 places.
En juillet, le gouvernement socialiste a essuyé un échec au Congrès lorsqu’une coalition conservatrice (Parti populaire, Vox et Junts) a défait un projet de loi qui aurait modifié la Constitution espagnole et forcé les communautés autonomes à accepter des mineurs migrants coincés aux îles Canaries ainsi que dans les possessions espagnoles de la côte marocaine, Ceuta et Melilla.[6] Pour leur part, les indépendantistes catalans du parti Junts ont voté avec la droite avec un raisonnement qui rappelle celui de François Legault au Québec : la formation du leader en exil Carles Puigdemont exige que l’État fédéral transfère ses pouvoirs en matière d’immigration à la Catalogne, que la région gère elle-même ses flux migratoires. L’autre formation indépendantiste, la Gauche républicaine (ERC), et les nationalistes basques avaient voté avec le gouvernement socialiste pour des raisons humanitaires.
Sánchez remonte au front
Le 9 octobre, le chef du gouvernement a annoncé qu’il allait à nouveau tenter de relocaliser une partie des migrants des Canaries et des côtes marocaines dans le reste de l’Espagne. Une telle initiative, dit-il, a l’appui de 77 % des Espagnols, ce qui devrait l’aider à surmonter l’opposition de la droite. Il a également l’intention de rendre les choses plus faciles pour insérer les immigrants dans la société espagnole. Il promet de simplifier les procédures administratives pour régulariser leurs situations et d’accélérer l’homologation des diplômes étrangers.
Selon la presse espagnole,[7] le gouvernement Sánchez va adopter un décret-loi à la mi-novembre pour accélérer la délivrance de permis de séjour et de travail aux personnes en situation irrégulière. Au bout de deux ans au lieu de trois actuellement. Les migrants qui ont déjà essuyé un refus pour l’obtention du statut de réfugié pourront également tenter leur chance une nouvelle fois au bout de six mois. En outre, les étudiants étrangers pourront travailler jusqu’à 30 heures par semaine sans démarche supplémentaire.
Efforts internationaux
Conscient de la misère des régions sahéliennes et des difficultés économiques des populations maghrébines, l’Espagne essaie également de multiplier les accords bilatéraux avec les pays africains et certains pays latino-américans comme le Guatemala pour mettre fin à l’anarchie des départs. Pourtant, force est de constater que les ententes avec le Sénégal, la Mauritanie et la Gambie n’ont pas réussi à réduire l’exode massif vers les Canaries, bien que dans les deux premiers cas la Garde civile espagnole forme les policiers locaux.
Au Maroc, le contrôle est plus efficace depuis que Madrid, en 2022, a abandonné les indépendantistes sahraouis et accepté de soutenir à l’ONU les prétentions de Rabat sur l’ancienne colonie espagnole du Rio de Oro. Ce qui a provoqué la colère du régime algérien, qui, lui, soutient les Sahraouis et a relâché sa chasse aux candidats au départ sur ses propres côtes. Il faut dire toutefois que les Algériens qui réussissent à débarquer en Andalousie ou aux Baléares restent rarement en Espagne, les passeurs les faisant rapidement traverser les Pyrénées pour rejoindre leurs contacts en France.
Pedro Sánchez demande à ses partenaires européens de relocaliser plus rapidement que prévu certains de ses migrants dans le reste de l’Union en vertu du Pacte sur l’immigration et l’asile en Europe. Il fait figure de cavalier seul dans un continent où, depuis 2022, l’extrême droite n’arrête pas de faire des gains électoraux (Allemagne, Pays-Bas, France, Slovaquie, Italie, Suède, Hongrie).
Lors du sommet européen de Bruxelles à la mi-octobre, les 27 pays ont décidé d’accélérer les expulsions, alors que l’Espagne, elle, s’opposait à la création de centres d’accueil des migrants dans des pays tiers, comme la tentative du gouvernement Meloni en Italie de relocaliser ses demandeurs d’asile en Albanie, une solution que la majorité des pays européens (ains que les travaillistes anglais) voient d’un bon œil.[8]
La population suit-elle ?
Conscient des accusations de véritable passoire que l’opposition adresse à son gouvernement, Pedro Sánchez promet de renforcer les contrôles aux frontières et d’augmenter les effectifs des forces de l’ordre. Il essaie également de calmer les peurs identitaires en se disant ferme sur le respect des valeurs espagnoles par les nouveaux venus. « Des questions comme la liberté d’expression, la laïcité de l’État ou l’autonomie des femmes sont des conquêtes et, en tant que telles, des piliers essentiels de notre identité que chacun se doit de respecter. Quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent » (discours du 9 septembre au Congrès).
Malgré toutes les explications que le gouvernement lui fournit, la population espagnole est influencée par les manchettes alarmistes des tabloïdes et la propagande de l’extrême droite. Selon un sondage commandé par le grand quotidien madrilène El País,[9] l’immigration est désormais le sujet de préoccupation numéro quatre dans le pays, après l’inflation, le logement et le chômage. 57 % des répondants estiment qu’il y a assez d’immigrants dans le pays, qu’il n’en faut pas davantage. Il y a pourtant un paradoxe, les trois quarts des répondants déclarent avoir des immigrants dans leur entourage et affirment avoir de bonnes relations avec eux.
Cette ambivalence fait dire au juriste Diego Boza que le message du Parti populaire pourrait changer et s’éloigner de celui du parti d’extrême droite Vox. Déjà, sur la question du placement des migrants mineurs dans le reste de l’Espagne, les « Populaires » ont abandonné leur opposition de départ.
Le professeur Boza, qui étudie les questions migratoires depuis une vingtaine d’années, souligne que les Espagnols ont appris à vivre avec les immigrants depuis longtemps. « Pendant des années, la plus grosse communauté étrangère en Espagne était les Marocains. Ce n’est pas la première fois que nous recevons des musulmans. En 20 ans, nous avons accueilli 700 000 Marocains. En 1996, l’Espagne ne comptait qu’un demi-million d’étrangers. Aujourd’hui, ils sont cinq millions et demi, dix fois plus nombreux. Et les problèmes d’intégration sont rares. »
[1] Pedro Sánchez, « Discurso del presidente del Gobierno en su comparecencia ante el Congreso”, Congrès des députés, La Moncloa, Madrid, 9 octobre 2024. https://www.lamoncloa.gob.es/presidente/intervenciones/Paginas/2024/20241009-sanchez-comparecencia-congreso-diputados.aspx
[2] Andreu Missé, « L’Espagne s’apprête à régulariser un demi-million d’immigrés », Alternatives économiques, Paris, 10 mai 2024. https://www.alternatives-economiques.fr/andreu-misse/lespagne-sapprete-a-regulariser-un-demi-million-dimmigres/00110988
[3] Diego Boza Martinez, Departamento de Derecho Internacional Público, Penal y Procesal
Universidad de Cádiz, entrevue, 24 octobre 2024.
[4] RFI, « Espagne: la crise migratoire aux Canaries remise au centre du débat politique après un naufrage meurtrier », Paris, 5 octobre 2024.
[5] Mathieu de Taillac, « À rebours de la plupart des pays européens, l’Espagne entend rester accueillante », le Figaro, Paris, 17 octobre 2024.
[6] TV3, « El PP i Junts tomben la reforma per l’acollida obligatòria de menors migrants », Barcelone, 23 juillet 2024. https://www.3cat.cat/324/la-reforma-de-la-llei-destrangeria-arriba-al-congres-sense-els-suports-assegurats/noticia/3304658/
[7] François Musseau, « Politique migratoire – En Espagne, le juste rebours des choses ». Libération, Paris, 23 octobre 2024.
[8] Javi Garcia, « L’Espagne opposée à la création de centres d’accueil pour migrants en dehors de l’UE », Euronews, Bruxelles, 17 octobre 2024. https://fr.euronews.com/2024/10/17/lespagne-opposee-a-la-creation-de-centres-daccueil-pour-migrants-en-dehors-de-lue
[9] El País, « El 57% cree que hay “demasiados” inmigrantes en España y el 75% los asocia a conceptos negativos”, Madrid, 7 octobre 2024. https://elpais.com/espana/2024-10-08/el-57-cree-que-hay-demasiados-inmigrantes-en-espana-y-el-75-los-asocia-a-conceptos-negativos.html