Partagez cet article
Depuis quelques mois, la montée des prix est redevenue un sujet de conversation à la mode. L’essence aux environs de 2 $ le litre enrage les automobilistes. La cherté de la viande et des produits frais forcent beaucoup d’entre nous à revoir menus et recettes et celle des matériaux de construction chamboule les projets de rénovation.
On accuse tantôt la Covid d’avoir perturbé les chaînes d’approvisionnement, tantôt la rareté de la main d’oeuvre qui pousse les salaires à la haute et, désormais, l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui propulse le prix du baril de brut au-delà des cent dollars américains. Tout cela est vrai, mais on oublie que, derrière ces facteurs à la fois conjoncturels et structurels, se profilent aussi deux autres sources qui vont nourrir les pressions inflationnistes et l’augmentation du loyer de l’argent, des années durant.
Rudy Le Cours
D’abord, un petit rappel. De janvier 2002 à janvier 2021, soit durant 20 ans, l’indice des prix à la consommation (IPC) a progressé de 38,2 %, selon Statistique Canada. Autrement dit, durant toute cette période, le taux d’inflation a augmenté en moyenne de moins de 2 % par année.
Quand on regarde de plus près, on observe aussi un phénomène bien singulier: les prix de l’ensemble des biens (durables, semi-durables et non durables) ont progressé d’à peine 23,8 % durant ces mêmes 20 ans, soit d’à peine 1 % par année.
Si on focalise davantage, on constate que les prix des biens non durables, comme les aliments, l’essence ou le papier, ont progressé de 48 % alors que ceux des biens semi-durables, comme les vêtements, ou durables comme la gamme des produits électroniques, les électroménagers ou les voitures étaient moins élevés au début de 2021 que ceux de 2002.
Comment expliquer cela? Inutile de chercher midi à quatorze heures. La Chine est entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001. Elle est vite devenue l’usine du monde, ce qui a à la fois entraîné une baisse significative des prix des biens manufacturés et compromis chez nous les velléités ouvrières d’augmentations salariales.
Les banquiers centraux, habitués jusque-là à hausser leur taux directeur pour contenir les pressions inflationnistes, ont plutôt dû le ramener presque à néant pour éviter à tout prix que leurs économies soient paralysées ou à tout le moins entravées par la déflation, comme c’est le cas au Japon depuis une trentaine d’années.
La déflation, rappelons-le, consiste en une baisse générale des prix, ce qui a pour effet de retarder les décisions d’achat par les consommateurs avec pour résultat une croissance au mieux anémique.
Heureusement pour le Canada, les prix des services ont continué d’augmenter modérément. De janvier 2002 à janvier 2021, ils ont progressé de 52,5 %, soit un peu plus de 2 % par année. Comme ils pèsent plus lourd dans la balance que les prix des biens, le Canada n’a pas eu à vivre de longs épisodes de déflation.
Du fruit aux pépins
Juste avant la pandémie, le taux d’inflation s’était rapproché de la cible des 2 %. Il s’est établi à 2,3 % en 2018, 1,9 % en 2019, avant de reculer à 0,7 % durant le Grand Confinement de 2020. Il a toutefois rebondi à 3,4 % l’an dernier, son plus haut niveau depuis 1991, année où la Banque du Canada a reçu le mandat de contenir la progression de l’IPC dans une fourchette de 1 % à 3 %. Bien sûr, il y a dans ce bond un effet de rattrapage qui n’explique cependant pas tout.
En janvier dernier, le taux annuel d’inflation était rendu à 5,1%. Les composantes de biens durables et semi-durables étaient quand à elles en hausse de 4,7 % et 3,0 %.
Certes, la rupture des chaînes d’approvisionnement y est pour quelque chose. Mais, il y a plus. Au cours des 20 dernières années, les salaires ont augmenté beaucoup plus vite en Chine que chez ses pays clients, comme le Canada. Les ouvriers chinois gagnent désormais en moyenne davantage que ceux de la Slovaquie, par exemple. Étant devenue la manufacture du monde, la Chine peut refiler à ses clients les salaires plus élevés versés chez elle.
La concurrencer n’est pas simple quand ses clients ont fermé leurs usines et que, de surcroît, il y a perte de savoir-faire et pénuries de main d’œuvre.
Relocaliser ailleurs en Asie n’est pas facile non plus. La Chine s’y est déjà attelée pour s’assurer à la fois de matières premières de plus en plus rares et chères, de fournisseurs et de futurs débouchés. En 2020, rappelons-le, elle a signé le Partenariat économique régional et global avec 14 autres pays d’Asie et d’Océanie qui représentent en tout près du tiers du commerce mondial. L’Amérique du Nord et l’Europe en sont exclus.
Bref, l’effet de la mondialisation sur la baisse de l’inflation a donné ses meilleurs fruits. On goûtera désormais davantage à ses pépins. En réaction, la mise en place de nouvelles chaînes d’approvisionnement dites de proximité prendra du temps. Elle entraînera à court et moyen termes des hausses des coûts de production.
Un retour aux pratiques d’antan
Les banquiers centraux ne semblent pas tenir compte de ce triste constat, dans leurs communications officielles du moins. On n’en trouve d’ailleurs nulle trace dans l’édition de janvier du Rapport sur la politique monétaire, ni dans le compte-rendu (minutes) de la réunion de la Réserve fédérale américaine, fin janvier.
Tout au plus formule-t-on des inquiétudes concernant « des perturbations de l’offre » ou l’accélération de la hausse des prix depuis l’automne et des avertissements sur la nécessité d’augmenter petit à petit le loyer de l’argent, au cours de l’année.
Au début du mois, notre banque centrale a ouvert le bal en augmentant une première fois son taux directeur. À 0,5 %, il reste bien en-deçà du taux d’inflation. Au cours de la longue expansion qui a suivi la crise financière de 2008-2009, le taux directeur n’est jamais monté plus haut que 1,75 %.
Comme l’inflation avoisinait les 2 % à la fin de cette période, le taux directeur réel équivalait à zéro. L’argent bon marché a notamment nourri la spéculation immobilière et l’endettement des ménages. C’était, paraît-il, le prix à payer pour éviter le vortex déflationniste.
La donne a changé. Désormais, contenir l’augmentation des prix redevient la tâche centrale de la Banque du Canada. Elle considère toujours que sa politique monétaire ne serait plus accommodante lorsque son taux directeur évoluera entre 1,75 % et 2,75 %.
C’est la fourchette qu’elle juge appropriée pour que l’économie ronronne sans pressions inflationnistes menaçantes. Dans le jargon de la Banque, on appelle cette fourchette le taux directeur nominal neutre. Nous en sommes encore loin.
Ce pourrait même être insuffisant pour juguler les pressions inflationnistes. Le taux directeur a souvent excédé le taux neutre par le passé. La politique monétaire devient alors restrictive.
Et ce même taux directeur nominal neutre peut bouger au fil du temps. Encore en 2017, la Banque jugeait qu’il se situait entre 2,5 et 3,5 pour cent. Avant 2009, c’était même 4,5 et 5,5 pour cent. Juguler l’inflation a souvent commandé de fixer le loyer de l’argent à un niveau plus élevé.
Tout cela suggère que l’effet désormais inversé de la mondialisation sur les prix, jumelé à l’essoufflement des gains de productivité alimentés par les progrès informatiques, stimulera l’inflation.
La transition énergétique
C’est sans compter les coûts qu’entraînera la transition écologique.
Les merveilles que laisse miroiter l’intelligence artificielle ne visent pas l’édification d’un monde moins énergivore, ni plus propre, ni plus paisible. On en verra peut-être même les premières applications létales durant la guerre en Ukraine.
La taxe sur le carbone, la rareté grandissante des matières premières et l’augmentation de leurs coûts d’extraction, la cherté sous-estimée de la dépollution et surtout la substitution des énergies fossiles par l’atome, l’eau, le soleil ou le vent compliqueront à leur tour la façon de produire et de consommer.
La transition écologique va coûter cher, mais il faut bien se résigner à la faire. N’est-ce pas toutefois le prix à payer pour que l’humanité survive à défaut de s’épanouir?