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Claude Lévesque
Comme le veut une loi officieuse de la guerre, la vérité aura été la première victime. Autre constatation : il n’y a pas de commune mesure entre les mensonges du Kremlin et ceux qui sont propagéspar « l’Occident ».
Commençons par le début. Jusqu’au déclenchement des hostilités le 24 février en Ukraine, Vladimir Poutine avait maintenu le flou, c’est le moins qu’on puisse dire, sur ses intentions avant de passer aux actes. Un flou qu’on peut déjà qualifier de « trompeur » et qui avait confondu de très nombreux experts.
Ensuite, le président russe n’a pas perdu de temps pour verrouiller l’information chez lui, menaçant de lourdes peines quiconque oserait appeler « guerre » ce qu’il a nommé contre toute logique « opération militaire spéciale» : c’était une façon de s’assurer que la vérité ne se propagerait que très difficilement parmi la population. Cette mesure s’ajoutait à la fermeture des derniers médias indépendants.
Les autorités russes ont également limité l’accès aux informations en ligne, notamment à celles que diffuse Facebook, parce que ce réseau avait déjà bloqué les comptes de quatre médias d’État russes.
Autoritarisme
Entre autres « fake news », le Kremlin a offert des démentis bien peu convaincants sur les horreurs découvertes à Bucha, à Irpin et à Marioupol, dit n’importe quoi sur les causes et le nombre de victimes dans le naufrage du croiseur Moskva. Idem sur l’ensemble des pertes de vie chez ses militaires.
Vladimir Poutine n’a jamais été un grand démocrate, mais il pousse l’autoritarisme vers de nouveaux sommets, en invoquant le secret défense et la cohésion nationale comme c’est peut-être légitime de le faire pendant une guerre qu’on appelle par son nom, mais beaucoup moins quand on n’a pas cette honnêteté.
Il est difficile de jauger la popularité réelle du maître du Kremlin, mais on comprend qu’il estime avoir besoin d’un succès militaire pour maintenir sa cote et, sait-on jamais, pour être réélu en 2024.
Afflux de journalistes
De nombreux journalistes ont afflué vers l’Ukraine. Accrédités ou non par les autorités de Kiyv, rattachés ou non à des rédactions, on les compterait par milliers. Pourquoi ? Le drame se déroule au cœur de l’Europe, chez des gens qui ressemblent aux lecteurs et aux téléspectateurs des grands médias qui ont les moyens de les y envoyer. En outre, on assiste à une guerre de forte intensité. Tant qu’elle le demeurera tout en comportant des risques qui demeurent acceptables, la couverture médiatique continuera d’être abondante. Quel organe de presse ne souhaite pas être aux premières loges lors des premières salves de ce qui pourrait devenir la troisième guerre mondiale ?
À Montréal, les accros aux informations en continu peuvent consulter plusieurs sources étrangères dont CNN, la BBC, EuroNews, TF1, France2, pour prendre connaissance des « breaking news » en provenance de l’Ukraine. RDI n‘est pas en reste. On doit souligner le travail exceptionnel qu’ont accompli Marie-Ève Bédard en Ukraine et Tamara Alteresco en Russie dès les premières heures du conflit.
Précautions et dangers
Les journalistes sur le terrain sont plus que jamais en contact avec leur rédaction par le truchement de messageries instantanées et d’autres instruments qui visent aussi bien à faciliter l’acheminement de l’information qu’à assurer leur sécurité. Les applications comme WhatsApp permettent notamment de rester en contact avec Paris, Londres ou Washington quand les réseaux de téléphonie cellulaire ne fonctionnent pas en Ukraine.
Ces précautions n’ont pas empêché au moins sept journalistes de trouver la mort en Ukraine depuis le 24 février. Une quinzaine de reporters originaires de plusieurs pays avaient déjà perdu la vie depuis le début des hostilités dans le Donbass en 2014.
Propagandes
En Occident, la plupart des médias ont pratiqué ce qui ressemble fort à de la censure ou, à tout le moins, à un parti pris total en faveur de Kiyv. Ils ne remettent pas toujours en question les « nouvelles » transmises par les sources militaires ukrainiennes.
Ils agissent souvent comme si les Ukrainiens ne recourraient pas eux aussi à la propagande.
Dans son dernier rapport annuel, publié le 3 mai, Reporters sans Frontières place l’Ukraine au 106e rang sur 180 dans sa liste de pays jugés pour leur respect de la liberté de la presse. « Le paysage médiatique ukrainien est diversifié, mais reste en grande partie sous l’emprise des oligarques qui possèdent toutes les chaînes de télévision nationale – à l’exception du groupe de médias public Suspilne – et influencent leurs lignes éditoriales. Le secteur est également sous la menace constante des forces russes», peut-on lire dans le rapport, qui place la Russie en 155e place.
Dans un monde idéal, l’information devrait être libre de toute influence, mais il s’adonne que les journalistes agissent souvent dans l’urgence.
« Tenter de comprendre les causes de ce conflit en Ukraine ne revient évidemment pas à en relativiser les conséquences, ni à exonérer de ses responsabilités le gouvernement russe qui a choisi de déclencher la guerre. Mais la lecture binaire qu’en offrent les médias durant les premières semaines, l’absence de contextualisation ou de mise en perspective historique et (géo) politique méritent toutefois d’être soulignées », selon AcriMed*, un observatoire des médias.
Parmi les causes lointaines du conflit, on peut mentionner l’élargissement de l’OTAN vers l’est depuis la fin de la Guerre froide, et les mesures prises par Kiyv, surtout depuis la révolution de l’EuroMaidan en 2014, pour effacer les vestiges de l’appartenance à l’URSS, mesures qui ont pu prendre une tournure antirusse et mener au conflit du Donbass.
S’il n’y a pas de commune mesure entre les mensonges des deux camps, c’est qu’il n’y a pas de commune mesure entre les crimes des deux camps, à commencer par celui d’agression qui a été commis par la Russie.
En s’acharnant contre les habitations et les infrastructures civiles depuis trois mois, les forces russes ont rasé plusieurs villes ukrainiennes au point qu’elles ressemblent aux photos prises en 1945 en Europe après six ans de guerre.
Le Kremlin accuse systématiquement l’Ukraine de « falsifier » ou de mettre en scène les centaines de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité dont ses militaires sont accusés. Comme si les Ukrainiens, qui luttent pour leur survie, disposaient des moyens hollywoodiens et du temps nécessaires pour monter une mascarade de cette ampleur.
Poutine prétend agir pour « dénazifier » l’Ukraine. Comme si la Russie ne comptait pas elle-même de nombreux néo-nazis et suprémacistes blancs.
- « Médias et Ukraine : la guerre en continu », 14 avril 2022, article écrit par un collectif et publié sur le site d’AcriMed, une association fondée en France en 1996.
Les sites suivants ont également été consultés pour la réalisation de cet article : Columbia Journalism Review, Comité pour la protection des journalistes, Reporters sans Frontières, Human Rights Watch.