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Que se passe-t-il au Kremlin ?
Daniel Raunet
Tel le tsar Nicolas II qui, en 1914, s’était fixé comme but la reconquête de Constantinople, l’autocrate actuel du Kremlin voit grand. Dans un article de 2021 sur « L’unité historique des Russes et des Ukrainiens »[1], Vladimir Poutine indiquait que son but ultime était la disparition de l’Ukraine en tant qu’État indépendant. Et « en1991, tous ces territoires, et surtout les gens qui y vivaient, se sont soudainement retrouvés à l’étranger. Et ils étaient déjà vraiment coupés de leur patrie historique ».
Odessa et la Moldavie
Les réalités militaires contrecarrent ces ambitieux objectifs. Après son échec autour de Kyiv, certains ont cru que Poutine se contenterait de l’extrême sud-est de l’Ukraine, le Donetsk. Puis on s’est ravisé, l’objectif incluait aussi les rives de la mer Noire, mais pas le grand port d’Odessa. Jusqu’à ce que, le 22 avril, un haut responsable, le major général Rustam Minnekayev, révèle que la Russie a bel et bien l’intention de s’emparer d’Odessa[2], mais aussi, pour la première fois, de s’attaquer à un deuxième pays souverain, la Moldavie : « Le contrôle du sud de l’Ukraine est également un couloir vers la Transnistrie, où nous voyons également des cas d’oppression de la population russophone .»[3]
Une Eurasie de Lisbonne à Vladivostock
Poutine se garde bien d’abattre son jeu, mais dans son entourage on s’exprime ouvertement. Parmi les jusqu’au-boutistes, il y a l’ancien premier ministre et ancien président de la Russie, Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité depuis 2020. Le 5 avril, Medvedev écrivait sur les réseaux sociaux russes : « L’objectif est pour la paix des générations futures d’Ukrainiens eux-mêmes et la possibilité de construire enfin une Eurasie ouverte — de Lisbonne à Vladivostok. »[4]« Changer la conscience sanglante et pleine de faux mythes d’une partie des Ukrainiens d’aujourd’hui est l’objectif le plus important. » Bref, une rééducation de millions d’Ukrainiens nationalistes.
Un faucon avec un plan — Sergueïtsev
Un des idéologues du régime, Timofeï Sergueïtsev, propose un plan clef en main pour « dénazifier » l’Ukraine. Dans un article publié le 3 avril par l’agence de presse officielle RIA Novosti, Sergueïtsev écrit : « La dénazification est un ensemble de mesures par rapport à la masse nazifiée de la population, qui techniquement ne peut pas être soumise à une punition directe en tant que criminels de guerre. »[5]
Pour l’auteur, l’opération devra durer au moins 25 ans. Sergueïetsev prévoit d’abord une liquidation des militaires, policiers et miliciens ukrainiens identifiés comme « nazis ». « Cependant, en plus du sommet, une partie importante des masses, qui sont des nazis passifs, complices du nazisme, sont également coupables. »
Les mesures prévues pour cette « désukrainisation » de l’Ukraine font froid dans le dos : délation généralisée, « publication des noms des collaborateurs du régime nazi et leur condamnation aux travaux forcés pour reconstruire les infrastructures détruites, en guise de punition pour leurs activités nazies (pour ceux qui ne seront pas soumis à la peine de mort ou à l’emprisonnement) », censure permanente, embrigadement de la population dans des organisations de masse prorusses, purge du système d’éducation, camps de rééducation, etc.
La « désukrainisation » a peut-être commencé
Selon l’historienne française Françoise Thom, le plan Sergueïetsev n’est pas la simple élucubration d’un idéologue isolé, mais un mode d’emploi déjà appliqué dans les régions sous occupation russe. Dans un article publié par Desk Russie, un organisme pro-ukrainien, cette professeure de la Sorbonne écrit : « Nous assistons à des épisodes de terreur de masse, l’enlèvement systématique des élites politiques locales, la déportation des femmes et des enfants en Russie, l’organisation de famines pour “dresser” les populations contre le pouvoir ukrainien, comme l’avaient fait les bolcheviks.
«Les premiers camps de filtration ont été créés pour trier les Ukrainiens en distinguant les “russifiables” de ceux qui ne le sont pas. Il ne faut pas croire que les atrocités que nous avons sous les yeux sont des “bavures” dues aux militaires. Il s’agit au contraire de la mise en œuvre d’une politique délibérée de rééducation par la terreur du peuple ukrainien. »[6]
Des purges à Moscou
Un journaliste russe spécialiste des services de sécurité, Andreï Soldatov, et sa collègue Irina Borogan font état de remous au sein du Service fédéral de sécurité, le successeur du KGB : « Face aux conséquences de ses propres erreurs de calcul, le président russe semble déterminé à se venger. La purge se poursuit au FSB Cinquième Service, chargé de créer un réseau de supporters en Ukraine. »[7]
Les Russes peuvent-ils arrêter la guerre ?
Au Kremlin, les pacifistes se font rares. Anatoli Tchoubaïs, artisan des privatisations dans les années 90 et conseiller spécial de Vladimir Poutine sur le dossier climatique s’est opposé à l’invasion de l’Ukraine. Le 23 mars, il a fui à Istamboul. Également, Soldatov et Borogan estiment qu’il y a peu de chance que Vladimir Poutine soit renversé par une lame de fond démocratique.
« Il n’y a plus d’opposition forte en Russie : les opposants politiques de Poutine sont soit tués, comme Boris Nemtsov, soit emprisonnés, comme Alexei Navalny. Beaucoup ont été contraints d’émigrer, comme Sergei Aleksashenko, l’ancien directeur adjoint de la Banque centrale, Andrei Kozyrev, l’ancien ministre russe des Affaires étrangères et presque toute l’équipe de Navalny, dont Vladimir Milov, l’ancien vice-ministre de l’Énergie. »[8]
L’armée et le FSB
Il est peu probable que les militaires fassent un putsch, pensent ces journalistes. Poutine a truffé l’armée d’agents du service de contre-espionnage militaire, la plus grosse des divisions du FSB. « L’armée russe déborde aujourd’hui littéralement d’officiers et d’agents du FSB. Il existe des règlements qui déterminent combien d’agents du FSB doivent être affectés à chaque unité militaire et à chaque installation militaire ».
« La génération actuelle d’officiers du FSB, trente et quarante ans, ne se souvient d’aucun autre président que Poutine. (…) Ils contrastent fortement avec la génération précédente qui a servi dans les années 1990, lorsque le FSB a été contraint de manœuvrer constamment entre différents groupes politiques.De nos jours, les officiers du FSB ne servent que le président, suivant les ordres. Leur fonction principale est de combattre toute source de dissidence sans se poser de questions. »
Poutine accusé … de mollesse !
Soldatov a perdu beaucoup de sources au début de la guerre, mais depuis que l’échec de l’offensive de février est devenu patent, il reçoit à nouveau des confidences. Le 26 février, il écrit : « Cela signifie-t-il que l’armée ou le FSB ont cessé de soutenir la guerre sur le territoire ukrainien ? La réponse courte est non, bien au contraire.
L’armée russe estime que remplacer les objectifs de guerre initiaux par des objectifs plus modestes est une grave erreur. Selon de nombreux milieux militaires, sur le territoire ukrainien, l’armée russe ne combat pas avec les forces armées ukrainiennes, mais avec l’OTAN. »[9]
Les critiques commencent à s’exprimer en public. Soldatov cite un vétéran des forces spéciales de la Garde russe, Alexander Arutyunov, qui a adressé à Poutine un message vidéo devenu viral : « Cher Vladimir Vladimirovitch, décidez s’il vous plaît : combattons-nous dans une guerre ou nous masturbons-nous ? Parce que si nous nous battons, alors nous devons nous battre — c’est-à-dire infliger des coups partout. » Arutyonov exige une escalade massive avec des frappes aériennes contre les infrastructures ukrainiennes ou la fin de la guerre.
Cité par Soldatov, le blogue FighterBomber, qui est proche de l’aviation militaire, voit également en l’OTAN le véritable adversaire : « Si l’initiative est reprise par la partie ukrainienne, alors je pense que l’utilisation des armes nucléaires sera pratiquement garantie. D’abord, selon les cibles (aérodromes, gares, postes de commandement) sur le territoire de l’Ukraine, puis selon la situation. »
De conclure Soldatov : « Lors de conversations privées, l’armée et même les services spéciaux ont commencé à critiquer non seulement le cinquième service du FSB, mais également le président lui-même — qu’il avait pris la décision erronée de changer de stratégie militaire. (…) Les forces de sécurité ont pour la première fois commencé à prendre leurs distances avec le président. »
[1]Vladimir Poutine « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », Стаття Володимира Путіна «Про історичну єдність росіян та українців», site du Président de la Russie, 12 juillet 2021 http://kremlin.ru/events/president/news/66182
[2]https://tass.com/world/1441591
[3]https://www.bbc.com/news/world-europe-61188943
[4]https://zen.yandex.ru/media/ria/medvedev-nazval-soobsceniia-o-sobytiiah-v-buche-i-informaciiu-o-roddome-v-mariupole-624beca77241f4617c00fc53
[5]Timofeï Sergueïetsev, « Que doit faire la Russie avec l’Ukraine », RIA Novosti, 3 avril 2022 https://ria.ru/20210410/ukraina-1727604795.html
[6]Françoise Thom « Les idéologues russes visent à liquider la nation ukrainienne », Desk Russie, 6 avril 2022 https://desk-russie.eu/2022/04/06/les-ideologues-russes.html
[7]Irina Borogan et Andreï Soldatov « Amitiés peu fiables de Vladimir Poutine », agentura.ru, 18 avril 2022 https://agentura.ru/investigations/nenadezhnaja-druzhba-vladimira-putina/
[8]Irina Borogan et Andreï Soldatov « Les forces de sécurité peuvent-elles renverser Poutine ? », agentura.ru, 13 avril 2022 https://agentura.ru/investigations/mogut-li-siloviki-svergnut-putina/
[9]Andreï Soldatov « Les forces de sécurité recherchent les coupables », agentura.ru, 26 avril 2022 https://agentura.ru/investigations/siloviki-ishhut-vinovatyh/