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Pierre Deschamps
S’interroger sur la propension de certains à accumuler les livres, sans que cela vire pour autant à la syllogomanie, prend une dimension rocambolesque dès lors qu’il s’agit de découvrir tous les tourments que cause au personnage de La Maison aux livres (Enis Batur, Zulma, Paris, 2022, 193 pages) l’insensé héritage qui lui échoit par acte notarié. Un legs de plus de trente mille volumes lui vaudront son lot de tracasseries, dont celle de se demander sans cesse : pourquoi moi ?
On brûle des livres, on les interdits, on s’en débarrasse. Pour des raisons politiques et morales. Ou conjugales. Car, comme le soutient le romancier turc Enis Batur, leurs propriétaires ont appris « qu’à la maison la bibliothèque devait avoir une limite, se cantonner dans un cadre raisonnable avec un taux de croissance modéré » [1]. Sans quoi leur présence dans des lieux de vie commune pourrait se terminer brutalement. Et là, on pense à l’image de l’installation de l’artiste espagnole Alicia Martin qui coiffe cet article.
Une telle image aurait pu surgir dans l’esprit du personnage principal de La Maison aux livres s’il lui avait fallu accueillir chez lui les quelque trente mille ouvrages d’un héritage inattendu. Tout devient considérablement plus déconcertant quand l’avocat du donateur anonyme lui apprend qu’il n’hérite pas à proprement parler de trente mille ouvrages, mais d’une première bâtisse les abritant. Puis d’une seconde qui fait office de salle de lecture. Ainsi que d’un arboretum.
Tourmente-moi, don
Tout le propos de ce roman sera de dévoiler à petites doses tous les tourments de celui qui ne sait que faire de cet héritage “foncier” légué par un inconnu, héritage dont il ne peut disposer à sa guise. Voilà de quoi obséder tenacement celui à qui est destiné ce legs.
Confronté à une décision qui ne lui appartient pas, de celles « qui semblent avoir été préparées, soumises et prises à votre place par une autorité inconnue », le personnage alignera réflexion sur réflexion. Dont quelques-unes concernant le travail de l’écrivain – ce qu’il est lui-même, dont « toute la vie tourne avec acharnement autour de cette occupation ». Dont celles aussi relatives à certaines évidences qui lui semblent sans explication. Dont voici un exemple : les femmes lisent plus que les hommes, mais ce sont les hommes qui accumulent des livres !
Fossiles avant peu
La Maison aux livres – une sorte de conte des temps anciens. De l’époque des livres en librairie, de la lecture sur banc public, des éditeurs en goguette aux salons du Livre, des beaux livres offerts à Noël, des lecteurs et lectrices s’échangeant des titres sur l’oreiller. Une symphonie qui se fait de plus en plus silencieuse pour cause de disparition programmée.
Si bien que, au sortir de cette lecture, un état dépressif pourrait soudain submerger le lecteur à l’idée que voilà un monde qui va bientôt disparaître, remplacé par un tout autre où n’existeraient que des livres numériques-virtuels.
L’effacement des origines
À la veille d’une sorte de sevrage cellulosique, le lecteur pourrait voir défiler devant ses yeux toute l’aventure du papier et du livre papier, en se rappelant avoir lu dans L’Imprimerie en Chine que l’on « date habituellement l’invention du papier de 105 apr. J.-C., car c’est cette année-là qu’elle fut officiellement annoncée à l’empereur [Ch’in Shih Huang] par l’eunuque Ts’ai Lun » [2].
Une de ses dernières pensées papetières aurait pu être par ailleurs pour le Sutra du diamant, le plus vieux livre imprimé existant, à la fin duquel il est indiqué qu’il a été « fait avec déférence pour une distribution universelle et libre par Wang Chieh au nom de ses parents, le 15e jour de la 4e lune de la 9e année de Hsien-t’ung [11 mai 868] » [2].
Touche papier
Puis il y a le plaisir du toucher, du tactile, du palpable. Ce qu’aucun écran ne pourra jamais rendre. Dont celui qu’il y a à ouvrir le dossier de l’enquête de Dennis Wheatley, Meurtre à Miami (Ramsay, Paris, 1983, non paginé). Non paginé ! Oui, non paginé, tout simplement parce que l’éditeur présente au lecteur un véritable dossier d’enquête, dont les pièces prennent place sous couverture cartonnée, ficelées ensemble. Donc détachables et consultables en mains propres, autant de fois que nécessaire, comme un enquêteur le ferait, à la recherche d’indices.
Comme l’annonce la quatrième de couverture : « Sous vos yeux, dans vos mains, le dossier complet d’une affaire judiciaire : rapports de police, photos, allumette calcinée, tissus maculés, les véritables pièces à conviction de l’enquête. »
Avec cette mise en garde adressée au lecteur : « Mais attention ! Les dernières pages de ce dossier sont scellées et vous ne devez les décacheter que lorsque vous serez sûr d’avoir découvert l’implacable vérité … ».
Au feu les serveurs
Dans la seule cité de Tombouctou, « on dénombrerait aujourd’hui l’existence d’environ cent mille manuscrits. Dans la région de Tombouctou, plus de trois cent mille » [3]. Des manuscrits datant pour la plupart « du XIIIe siècle jusqu’au XVIIe, retraçant les plus belles épopées des savoirs politiques, juridiques et médicaux » de ces différentes époques.
L’an dernier la BBC-Afrique rappelait qu’en 2012 Google s’était « associé aux chefs traditionnels du Mali pour numériser des dizaines de milliers de manuscrits anciens de la ville de Tombouctou » [4], pour les soustraire à la vindicte aveugle des groupes armées djihadistes qui avaient pris le contrôle du nord du Mali cette année-là.
Et tant pis si les djihadistes un jour parviennent à les brûler. Restera toujours dans un cloud leur équivalent pixelisé.
Brutalement, le lecteur pourrait être plus déprimé encore à l’idée que les serveurs électroniques aussi peuvent être détruits.
Dans Histoire universelle de la destruction des livres (Fayard, Paris, 2008, 527 pages), l’essayiste et poète vénézuélien Fernando Baez porte à notre attention cette terrifiante réalité : « L’université de Virginie et le Projet Gutenberg [5] offrent à travers Internet des milliers d’ouvrages classiques en différentes langues. Ces bibliothèques du futur ne sont cependant pas à l’abri. On sait que des dizaines de hackers ou pirates informatiques essaient constamment de les attaquer dans le but de détruire leurs archives. Le jour n’est pas éloigné où, au lieu du feu, les biblioclastes utiliseront des programmes dévastateurs et “propres” […] La destruction des livres est loin d’être terminée .»
Carbone perdant
On pourrait aligner des chiffres, des tas de statistiques, une montagne de comparaisons pour soutenir l’argument qui veut que le livre imprimé-papier est un meilleur choix, dans bien des cas, que le livre numérique-virtuel.
En ces temps de changements climatiques, on se contentera de signaler que l’empreinte carbone – qui se mesure en émissions de gaz à effet de serre (GES) – d’un livre de poche imprimé-papier est de 2,7 kg, alors que celle d’un livre numérique-virtuel lu sur une liseuse Kindle d’Amazon est de 170 kg ! [6]
Pixels manquants
En février dernier, le Daily Telegraph révélait que Puffin Books allait rééditer les livres de Roald Dahl, auteur britannique de littérature jeunesse, en modifiant certains termes qui pourraient paraître offensants ou discriminatoires : si white est devenu pale, les mots fat et ugly ont été carrément supprimés.
Cette décision a donné lieu à des « réactions d’indignation et de moqueries suscitées par l’affaire [qui ] ont amené l’éditeur anglais à annoncer une semaine plus tard qu’il commercialisera aussi des versions non censurées. Mais ce sera dans une version papier plus chère que les versions numériques, de sorte que seule l’élite du lectorat aura accès à l’œuvre authentique tandis que les moins dotés n’auront que la version édulcorée à destination des faibles d’esprit. Et ceux qui avaient acheté la version originelle sur support numérique se verront infliger, sans leur accord, la version rectifiée » [7].
Concession à la mouvance woke ou simple dérive – mercantile ou poststalinienne ?
Papier or not papier
N’est pas livre qui veut. Un livre, ça se tient dans la main, Ça s’ouvre. Ça se renifle. Ça se palpe. Ça se relie et se relit à portée de main. Ça se déchire et se brûle. En d’autres mots, c’est un objet du réel.
Mais à quoi bon chialer plus longtemps.
Tant ça crie déjà À bas la nostalgie ! pour qu’advienne la toute puissante dictature pixelisée des livres numériques-virtuels.
Être ou ne pas être électro-dépendant, voilà l’ultime question.
Je vous en passe un papier !
[1] Sauf indication contraire, toutes les citations sont tirées de “La Maison aux livres”.
[2] in “L’Imprimerie en Chine”, Thomas Francis Carter, Imprimerie nationale, Paris, 2011, 317 pages.
[3] in “Les Manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités”, Jean-Michel Djian, JC Lattès, Paris, 2012, 183 pages.
[4] in https://www.bbc.com/afrique/region-60485257.
[5] https://www.gutenberg.org/ebooks/.
[7] in “Le wokisme serait-il un totalitarisme ?”, Nathalie Heinich, Albin Michel, Paris, 2023, 180 pages.
Quelle triste réalité de voir les livres format papier prendre moins de place dans nos quotidiens. Quel plaisir qu’est celui de choisir un livre, de le lire, le relire et le voir figurer dans sa bibliothèque. Chaque livre qu’on possède raconte une histoire, mais fait aussi partie de la nôtre.
Article très intéressant qui porte à réfléchir et donne envie de lire La maison des livres. Merci!