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Capture d’écran
Un pétrolier britannique en feu pendant plusieurs heures dans le golfe d’Aden après avoir été touché par un missile tiré par les Houthis, le mois dernier.
Claude Lévesque
Même si les morts s’y comptent par dizaines de milliers, le conflit dans la bande de Gaza ne trouble pas trop le reste de la planète, pas plus qu’il n’affecte, à lui seul, le rythme mondial des affaires. On en a déjà vu d’autres dans cette poudrière-là, diront les cyniques et les fatalistes.
Il en est autrement à 2300 kilomètres au sud, dans le détroit de Bab el-Mandeb qui ouvre (ou qui ferme) la mer Rouge au reste du « grand bleu » et aux navires qui sillonnent ce dernier : les missiles que s’échangent les miliciens houthis, qui sont maîtres de l’ouest du Yémen depuis 2015, et une coalition mise en place par Washington et Londres ont fait relativement peu de victimes jusqu’ici mais ils ont perturbé plus de 10 % du transport maritime mondial et 35 % de celui qui passe par le canal de Suez.
Les Houthis disent appuyer les Palestiniens de Gaza et le mouvement islamiste Hamas au pouvoir dans l’enclave en s’attaquant aux navires marchands soupçonnés d’approvisionner l’État d’Israël ou d’appartenir à des intérêts israéliens. C’est parfois le cas, mais ce sont en réalité tous les navires marchands s’engageant dans la mer Rouge qui risquent d’être ciblés dans ce conflit-là.
Eilat, le seul port israélien qui donne accès à l’Extrême-Orient via le golfe d’Aqaba et la mer Rouge, est relativement peu important pour l’État hébreu. Les navires qui transportent les importations et les exportations israéliennes passent plutôt par le canal de Suez, comme à peu près tous ceux qui approvisionnent l’Europe en produits asiatiques. Ou qui le faisaient jusqu’à tout récemment.
L’Égypte, première victime
Le conflit dans la mer Rouge pourrait surtout s’avérer désastreux pour l’Égypte, dont le canal de Suez constitue la deuxième source de devises, à la hauteur d’environ 8,1milliards$US (ou 11,25 milliards$ CAN) par année en temps normal. Depuis la mi-décembre, le trafic y est fortement ralenti. L’Égypte, qui éprouve actuellement de graves difficultés économiques, est donc dépendante de l’opération américano-britannique baptisée Gardien de la Prospérité, qui vise à rétablir la liberté de circulation en mer Rouge. [1]
L’opération est menée par une coalition composée de plus d’une vingtaine de pays réunis le 18 décembre 2023. Le Canada y participe mais n’a envoyé aucun bâtiment dans le secteur, à l’instar de la plupart des autres États qui en font partie. Seuls les États-Unis et le Royaume-Uni admettent y jouer un rôle militaire actif. [2]
L’actuelle crise en mer Rouge a commencé le 19 novembre 2023 quand des miliciens houthis se sont emparés du Galaxy Leader, un cargo qui appartient à la Ray Shipping, une entreprise établie à Tel Aviv et qui se spécialise dans le transport d’automobiles et de camions [3]
Affrété par la société japonaise Nippon Yusen Kaisha depuis plusieurs années, ce navire est immatriculé aux Bahamas. Une situation qui n’est pas rare dans le monde du transport maritime. Ce dernier «est notoirement opaque, en ce sens que le propriétaire, l’exploitant, les membres d’équipage et le pavillon sont souvent de nationalités différentes».[4]
Condamnation à l’ONU
Le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté, le mercredi 11 janvier 2024, une résolution condamnant les attaques des Houthis. Présenté par les États-Unis et le Japon, le texte a été adopté par 11 voix contre aucune, la Russie, la Chine, l’Algérie et le Mozambique s’abstenant.
L’instance onusienne a « condamné dans les termes les plus forts [ces] attaques, deux douzaines au moins, contre les navires marchands et commerciaux depuis le 19 novembre 2023 ». Ce jour-là, le Galaxy Leader a été arraisonné par les miliciens et détourné jusqu’au port yéménite de Hodeidah, avec ses 25 membres d’équipage. [5]
L’adoption de la résolution du Conseil de sécurité est intervenue quelques heures après que les marines américaine et britannique eurent intercepté une vingtaine de missiles et de drones tirés par les miliciens houthis.
La coalition occidentale a frappé depuis le début de la crise plusieurs sites militaires de ces derniers, sans toutefois mettre fin aux attaques contre les cargos.
Une histoire mouvementée
Ce n’est pas la première fois que la circulation dans le canal de Suez, dont l’ouverture remonte à 1869, est entravée. Le nombre de transits a été très fortement réduit pendant la deuxième Guerre mondiale. Dans le contexte de la nationalisation du canal et de la crise qui s’est ensuivie, l’ouvrage est resté fermé d’octobre 1956 à avril 1957. Mais c’est à la suite de la guerre de Six jours, en 1967, que le canal a été mis hors service pour la navigation pendant huit ans, soit jusqu’en 1975. [6]
Plus récemment, en mars et en avril 2021, un porte-conteneur, l’Ever Given, avait complètement bloqué le canal pendant deux semaines à la suite d’une fausse manœuvre.
Et la lutte contre l’inflation ?
Selon le Council on Foreign Relations, 12 % du pétrole et 8 % du gaz naturel liquéfié transportés par mer transitent normalement par le canal de Suez. Qu’il s’agisse d’hydrocarbures ou d’autres produits tels que les automobiles, les vêtements ou les meubles, la solution de rechange pour les navires en provenance ou à destination de l’Asie du Sud ou de l’Extrême-Orient consiste à contourner l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, au coût d’environ un million $ par navire. C’est ce qu’ont fait plus d’une centaine de cargos entre la mi-novembre et la fin de janvier. [7]
Les compagnies maritimes ont procédé à d’importantes hausses de tarifs afin de couvrir les frais liés à la crise. «L’un des indicateurs de référence pour mesurer le coût de fret des marchandises acheminées depuis la Chine, le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI), a plus que doublé en un mois», apprenait-on début janvier. [8]
D’autres sources spécialisées dans le transport maritime, dont Container xChange et Xeneta, ont signalé d’importantes hausses de coût, qui reflètent la nécessité d’utiliser plus de carburant et de contracter des assurances supplémentaires. [9]
L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, OECD en anglais) estime que la hausse des coûts du transport maritime en raison des tensions en mer Rouge pourrait nuire à la lutte mondiale contre l’inflation.
L’organisation basée à Paris estimait début février que le récent doublement des tarifs du fret pourrait avoir pour effet de hausser de 5 % les prix des produits importés chez les 38 pays membres et, éventuellement, d’ajouter quelque 0,4 % à l’ensemble des prix à la consommation vers la fin de l’année. [10] [1] Mer Rouge: la première victime des attaques houtties est finalement l’Égypte et son canal de Suez, Olivier Poujade, franceInfo, 11 janvier 2024
[2] La mer Rouge, nouveau front du conflit israélo-palestinien ? Émile Bouvier, Les Clés du Moyen-Orient, 22 décembre 2023 [3] Houthis ‘hijack’ Israeli-owned car carrier Galaxy Leader, Michelle Wiese Bockmann, lloydslistinteligence.com,19 novembre 2023 [4] How Houthi Attacks in the Red Sea Threaten Global Shipping, Noah Herman, Council on Foreign Relations, 12 janvier 2024 [5] Le Conseil de sécurité de l’ONU exige l’arrêt immédiat des attaques houthies en mer Rouge, i24news, 11 janvier 2024 [6] La fabuleuse histoire du canal de Suez, afcan.org [7] Mer Rouge : Quelle est la réalité du déroutement des navires ? TÉMA, le journal de la marine marchande, 12 janvier 2024 [8] Mer Rouge : Les répercussions pour l’économie mondiale, Les Affaires, 17 janvier 2024 [9] Sobel, Network Shipping Co, Inc., 31 janvier 2024 [10] [Red Sea Tensions risk significantly higher inflation, OECD warns, Jenni Reid, CNBC, 5 février 2024