À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : International

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Daniel Raunet

Tous les journalistes, qu’ils l’avouent ou non, ont une grille d’analyse personnelle, fruit de leur expérience et de leur histoire. Il n’existe aucun œil pur qui puisse analyser « objectivement » les attaques terroristes contre Israël en octobre dernier ni les souffrances des 2,4 millions de Palestiniens parqués dans les ruines du ghetto de Gaza. Le choix de ce qui constitue ou non un fait digne de mention est déjà un a priori. Je ressens donc aujourd’hui le besoin de déclarer ma propre lorgnette à la douane médiatique.

Un ado français en Israël

Août 1963, avec une soixantaine d’ados français, je ramassais des pommes, des pêches et du crottin de poule dans un kibboutz, une ferme collective à 400 mètres du Liban. Pas de tanks, pas de miradors, pas de barbelés, seuls la garrigue, côté israélien, et les champs labourés, côté libanais, limitaient la frontière. C’était probablement la période la plus calme de l’histoire d’Israël. Seuls quelques coups de canon symboliques tirés du Golan syrien en direction du lac de Tibériade rappelaient de temps en temps l’accouchement violent du jeune État une quinzaine d’années plus tôt. La vieille ville de Jérusalem était encore jordanienne et Gaza sous administration égyptienne ; la deuxième débâcle des armées arabes, juin 1967, n’avait pas encore eu lieu.

Depuis cette époque, je me demande périodiquement avec angoisse ce que sont devenus au fil des guerres et des bombes ces Israéliens si sympathiques et leurs descendants. Même si aujourd’hui j’ai des doutes quant au bien-fondé de départ de l’idéal sioniste, je ne leur souhaiterai jamais malheur et je ne serai jamais de ceux qui voudraient les rejeter à la mer. On ne peut pas récrire l’histoire, les Israéliens sont aujourd’hui autant chez eux que ne l’étaient les envahisseurs romains chez nos supposés ancêtres gaulois. Ou les Québécois chez les Premières Nations.

Le déclin de l’utopie

Le kibboutz Bar Am était peuplé de survivants de la Shoah, des gens comme Gad, le résistant polonais qui ne souriait jamais, ou Shraga, le titi parisien qui avait vendu des costards sur les grands boulevards et qui ne regrettait de la France qu’une seule chose, le saucisson … À Mea Shearim, le quartier hassidique de Jérusalem, j’avais rencontré un ado de mon âge avec qui j’avais réussi à sympathiser, lui en yiddish, moi en allemand, et pour qui toute la vie était centrée sur la religion. Sa présence en « Eretz Israel » était pour lui une décision divine, incontestable. Il était même triste que je ne sois pas juif pour venir participer à la construction de son pays.

Rien de tout cela à Bar Am, la création de l’État d’Israël était pour ces villageois un projet social doublé d’un refuge pour un peuple persécuté. Ces Juifs européens provenaient d’un parti socialiste sioniste, l’Hashomer Hatzaïr, et ils tentaient de bâtir une utopie collectiviste en Haute-Galilée. Pas de fanatiques de l’Éternel, pas de discours sur la Terre promise. À Bar Am on faisait venir de temps en temps un rabbin pour inscrire les enfants à l’état civil, comme l’exigeait la loi de cet État religieux, en célébrant à la hâte des unions fictives entre des parents qui vivaient souvent en union libre. L’individualisme était proscrit, tout se décidait en assemblée générale, jusqu’au nombre de lacets de chaussures et de culottes neuves par année. Les enfants étaient élevés collectivement par groupe d’âge, les parents n’avaient qu’un droit de visite d’une heure chaque jour après le premier mois de naissance !

Les « sabras », les Israéliens nés dans le pays, étaient encore une minorité parmi les adultes, mais les jeunes kibboutzniks à qui je parlais n’avaient plus la foi. Avec une allocation annuelle d’environ 10 dollars de l’époque, ils passaient pour des ploucs quand ils allaient à la plage et ne pouvaient pas festoyer avec leurs contemporains urbains. La greffe collectiviste n’avait pas pris, ils aspiraient à une société de consommation à l’américaine, comme à Tel-Aviv, et ils se contrefichaient du socialisme. Un socialisme inexistant sur le plan économique. Tout ce que le kibboutz produisait était vendu dans un marché on ne peut plus capitaliste et pour les gros travaux comme la construction de logements le kibboutz embauchait des ouvriers arabes, l’exploitation de l’homme par l’homme n’était pas en voie d’abolition.

Un Arabe israélien

Michel, 19 ans, était un de ces ouvriers arabes, un chrétien maronite de la ville de Jish (Gush Halav en hébreu), à une quinzaine de kilomètres plus au sud. Avec trois copains, nous nous sommes liés d’amitié avec lui. La moitié des jeunes de notre groupe étaient des Juifs français. Les kibboutzniks organisaient des cours d’hébreu peu suivis pendant la sieste quotidienne dans l’espoir de convaincre certains d’émigrer dans le pays. Par esprit de contradiction des adolescents contrariants que nous étions, nous, nous prenions des cours d’arabe au même moment avec Michel. Ni les uns ni les autres ne sont allés plus loin que les premières lettres de l’alphabet. Eux, alep, bet, guimel, dalet, nous, alif, ba, ta, djim … Heureusement que le ridicule ne tue pas.

Un jour, Michel nous a amenés en promenade derrière le verger de pêchers. Il y avait là parmi les ronces un amas de ruines. « Vous êtes à Bar Am, mais pour moi c’est Bir Am, le village de mes parents. Voici les ruines de notre maison … » La réalité de la création de l’État d’Israël venait de me frapper au visage. Ces maronites n’avaient pas participé à la guerre de 48, ils n’avaient jamais pris les armes contre les sionistes. Ils n’avaient pas fui, ils étaient restés chez eux, mais la Hagana, l’embryon de la jeune armée israélienne, les avait tous expulsés pour, disait-on, sécuriser la frontière libanaise. Plus tard, j’ai appris que quand les habitants de Bir Am ont demandé à retourner chez eux, la Cour suprême israélienne [1] a statué que cela dépendait d’une décision de l’état-major quant à la fin de l’état d’urgence. Puis l’aviation israélienne a réduit le village en ruine, rendant ainsi tout retour impossible. Entretemps, le kibboutz Bar Am s’était emparé des terres de ces Palestiniens spoliés.

Michel nous avait montré sa carte d’identité israélienne, avec la mention « arabe ». Cela lui interdisait d’aller à la plage, pourtant visible dans le lointain, car pour circuler dans la région, les Arabes avaient besoin d’un permis spécial de l’armée. Des citoyens de deuxième zone, un apartheid, c’était les mots qui me venaient à l’esprit.

La peur de l’Autre

Un jour, les kibboutzniks ont remarqué que leurs enfants jouaient avec des frondes artisanales, des objets inexistants à Bar Am. Pressés de questions, les enfants ont alors avoué qu’ils avaient des petits copains arabes avec lesquels ils échangeaient parfois des jouets dans les broussailles qui entouraient le kibboutz. Panique dans le village. Malheureux, vous auriez pu être égorgés, les Arabes sont nos ennemis, ils veulent tous nous tuer, etc.

Un jour de sabbat, je suis allé me promener avec trois amis français sur la route qui longeait la frontière libanaise. Un paysan sur un âne et un autre trottant derrière lui sont alors venus à notre rencontre à une cinquantaine de mètres de la route, à côté d’une énorme borne de pierres datant, me suis-je dit, du mandat britannique ou des Ottomans. Nous nous sommes serré les mains, nous nous sommes fait des salamalecs. Français, Brigitte Bardot, de Gaulle, Tour Eifel, ils n’ont rien compris à ce que nous disions, et vice-versa, sauf le mot football, mais nous nous sommes très bien entendus. Ils nous ont roulé une cigarette et nous avons fumé ensemble un tabac amer comme chicotin, puis nous sommes rentrés chacun de notre côté de la frontière. Ce qui me permet de dire encore à ce jour que j’ai déjà mis la main au Liban, mais jamais les pieds. Au retour au kibboutz, nous avons eu droit à un savon monumental. Ils auraient pu vous kidnapper, ils auraient pu vous tuer, ne refaites jamais ça, etc.

Les Pieds-Noirs du Moyen-Orient

Mon pays d’origine sortait alors à peine de la guerre d’Algérie et pour moi, il était évident que les Israéliens étaient tout aussi aveugles aux réalités arabes que ne l’étaient les Français d’Afrique du Nord face à la population maghrébine. Avec les conséquences tragiques de cette cécité. Le racisme et la peur viscérale des masses arabes me semblent toujours profondément ancrés dans cette région du monde.

Je souhaitais alors et je souhaite toujours que chacun reconnaisse un jour l’humanité de l’Autre et que le cycle infernal des guerres et des nettoyages ethniques prenne fin. Voilà, Monsieur le Douanier, mes préjugés personnels à chaque fois que j’ai à écrire un article sur Gaza, le Hamas et le reste.

 

[1] Benjamin Barthe, « Une messe pascale contre l’oubli à Bar’am, village chrétien détruit du nord d’Israël », Le Monde, Paris, 13 avril 2009. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2009/04/13/une-messe-pascale-contre-l-oubli-a-bar-am-village-chretien-detruit-du-nord-d-israel_1180014_3218.html#ens_id=1106055

      Le kibboutz Bar Am était peuplé de survivants de la Shoah.

Un commentaire

  1. Andrée 23 mai 2024 à 2:13 pm-Répondre

    Merci pour ce texte. Très touchant.

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