Partagez cet article
Professeur associé à l’université nationale Académie Kyiv-Mohyla de Kyiv, fondée en 1615, Mychailo Wynnyckyj a été conseiller du ministre ukrainien de l’Éducation et des Sciences. Né à Kitchener, en Ontario, il vit depuis 2003 à Kyiv avec son épouse et leurs quatre enfants. Contacté par courriel, il raconte …
Pourquoi avez-vous choisi de rester en Ukraine et êtes-vous nombreux à l’avoir fait dans votre milieu ?
C’est une question que l’on me pose très souvent. La réponse simple : c’est chez moi ! Pourquoi devrais-je quitter ma maison ? C’est ma réponse personnelle. Je n’ai jamais cru que les forces russes seraient capables d’occuper Kyiv (bien que j’étais inquiet des violents combats en périphérie de la ville), et même si leurs troupes étaient entrées dans le centre, je savais que l’occupation serait impossible.
De nombreux collègues universitaires ont quitté Kyiv — surtout ceux vivant au nord de la ville. Nous avons quatre enfants et nous les avons conduits à notre datcha [ maison de campagne ] au sud de la ville, mais les autres ayant des enfants et qui n’avaient pas autant de chance que nous ont quitté la ville par sécurité. Aujourd’hui, bon nombre d’entre eux sont revenus.
S’il fallait décrire une journée dans votre vie, quelle serait-elle depuis le 24 février ?
Depuis le 24 février, chaque jour a été un jour différent. Lorsque les Russes ont attaqué Kyiv, j’aidais la Force de défense territoriale [ les Ukrainiens se sont engagés par milliers dans ses rangs ]. J’ai aussi consacré beaucoup de temps à répondre aux demandes d’interviews des journalistes de CNN, Fox News, AlJazeera, BBC, CBC et CTV notamment.
J’ai enfin écrit régulièrement des blogues sous le hastag #ThoughtsfromKyiv et des articles pour KyivPost [https://www.kyivpost.com].
Avez-vous pensé prendre les armes ?
J’y ai souvent pensé, mais j’ai 51 ans, pas en bonne condition physique et je n’ai jamais été un militaire. Je crois pouvoir mieux contribuer à la défense en tant que commentateur et analyste qu’en tant que combattant.
Comment expliquez-vous que la résistance soit si forte ?
Les forces armées ukrainiennes préparent une contre-attaque depuis plusieurs mois. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles cette contre-attaque était censée être concentrée dans le sud (les rumeurs étaient soutenues par de nombreux HIMARS – lance-roquettes multiples — et des frappes d’artillerie dans la région sud), ce qui a poussé les Russes à déplacer leurs forces vers le sud pour se défendre. Pendant ce temps, le gros de la contre-attaque s’est dirigé vers l’est, la quasi-totalité de l’oblast [ région administrative ] de Kharkiv [deuxième ville ukrainienne] étant désormais libérée. Tout cela peut s’expliquer par trois facteurs : des armes de haute technologie, le patriotisme et des structures organisationnelles efficaces avec des équipes horizontales plutôt que hiérarchiques. Cette structure s’est traduite par une progression plus rapide et même le haut-commandement ne s’y attendait pas.
Quelle est votre définition d’une victoire ukrainienne ?
Le retour du territoire souverain légalement reconnu de l’Ukraine et la suppression de la menace russe persistante.
Lorsque la paix viendra, quelle sera la principale priorité en dehors de la reconstruction ?
Lorsque l’Ukraine remportera la victoire, il y aura un moment propice pour des changements en profondeur. Ce sera alors l’occasion de réformes fondamentales dans tous les secteurs de la société : justice, soins médicaux, éducation, gouvernance, etc. Cette Ukraine post-guerre nous la préparons déjà activement.
Vous ne mentionnez pas la corruption, pourquoi ?
Parce que je crois que la question est fortement exagérée en Ukraine (cela fait partie du récit du Kremlin pour discréditer le gouvernement ukrainien et le peuple).
L’Ukraine a des problèmes de corruption, mais ils ne sont pas plus graves que dans d’autres pays. La réforme judiciaire est beaucoup plus importante que de « lutter contre la corruption » car avec des juges honnêtes, les tribunaux n’auront aucun problème à traiter des cas de corruption.
L’Occident a-t-il été naïf à l’égard de Poutine ?
Oui. L’Occident a pris pour acquis que Poutine est un leader « normal » motivé par des intérêts économiques. Il est en fait un idéologue et un impérialiste. L’Occident n’était pas préparé à affronter un tel leader.
La Russie est le pays le plus sanctionné au monde mais ces sanctions sont-elles vraiment efficaces ?
Je ne sais pas. C’est une question à poser aux experts de la Russie.
En définitive, la guerre n’oppose-t-elle pas sur votre territoire les États-Unis et la Russie ?
Non ! C’est une guerre que l’Ukraine se doit de gagner ! Nous avons été attaqués par un ennemi qui nie notre droit à l’existence. Ce n’est pas de la géopolitique, cela relève de l’idéologie impérialiste. Nous sommes reconnaissants aux États-Unis et aux autres amis occidentaux pour l’aide fournie, mais nous combattons (et gagnons) cette guerre par nous-mêmes.
Quatre pour cent des Canadiens sont d’origine ukrainienne. Ottawa en fait-il assez pour votre pays ?
Le gouvernement canadien fournit une bonne quantité d’aide militaire [plus de 700 millions $], politique et économique à l’Ukraine. C’est là le reflet des valeurs canadiennes et du pouvoir de la communauté ukrainienne-canadienne.
Quelles ont été les retombées de la guerre sur l’éducation ?
L’effet sur l’éducation a été mitigé. Dans l’est du pays, de nombreuses écoles et universités ont été détruites ou endommagées ; les étudiants ont été évacués. Dans l’ouest et le centre, les dégâts n’ont pas été importants, mais un nombre important d’étudiants et d’enseignantes ont quitté le pays lors de l’échec de l’offensive du printemps de la Russie, et beaucoup ne sont pas revenus en raison de la peur persistante des attaques à la roquette.
Les écoles et les universités de toute l’Ukraine ont installé des abris anti-bombes dans les sous-sols (si possible). Selon le ministère de l’Éducation, environ 60 % des écoles du pays (en dehors des zones occupées par la Russie) fonctionneront hors ligne.
D’autres offriront une éducation en ligne destinée à la fois aux étudiants locaux et à ceux qui ont quitté le pays. L’éducation en ligne ne peut évidemment pas offrir le même niveau de qualité que celle d’une salle de classe, mais pour le moment, la priorité est de contrer la fuite potentielle des cerveaux.
Plusieurs universités ont tissé des liens avec des partenaires européens et nord-américains pour permettre des mobilités semestrielles de leurs étudiants. L’Académie Kyiv-Mohyla a établi quatre « campus » en dehors de l’Ukraine où un grand nombre de nos étudiants suivront des cours proposés conjointement par l’institution hôte et un membre du corps professoral de notre université. Ce sont : l’Université de Toronto, l’Université de Glasgow, en Écosse, les universités de Bielefeld et de Giessen, en Allemagne.
Qui sont les néo-nazis se battant pour la Russie en Ukraine ?
Je ne sais pas.
Et les membres du régiment Azov sont-ils d’extrême droite ?
C’est une unité au sein des Forces armées de l’Ukraine. Bien que le régiment ait été formé en 2014 (lors de la précédente invasion russe) par des représentants de groupes politiques de droite, après son insertion dans l’armée régulière, ces derniers ont perdu leur influence sur le régiment. Aujourd’hui, les combattants d’Azov sont considérés comme les plus vaillants des soldats ukrainiens, et nombreux en Ukraine ont été déçus lorsque le président Zelensky leur donna l’ordre de ne plus défendre Marioupol [ ville portuaire tombée en mai sous contrôle russe ]. Les commandants d’Azov sont actuellement des prisonniers de guerre quelque part en Russie et plusieurs de leurs soldats faits prisonniers dans l’oblast de Donetsk ont été assassinés en juillet par les Russes dans une « attaque » planifiée de la prison où ils étaient détenus.
Propos recueillis par Antoine Char