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Claude Lévesque
La pugnacité des Ukrainiens a surpris à peu près tout le monde au début de la guerre en février et elle continue de surprendre. La plupart des experts, y compris ceux de Langley, en Virginie (le siège de la CIA), avaient prédit une défaite de l’Ukraine au bout de quelques jours, ou de quelques semaines tout au plus. Cela ne s’est pas produit.
Les forces de Kyiv ont même célébré des victoires importantes pendant plusieurs semaines. Les choses ont changé ensuite, parce que la nouvelle stratégie russe, mise en place après l’encerclement raté de la capitale ukrainienne, semble avoir porté fruits. Elle a permis de faire des gains importants dans le Donbass et au nord des mers d’Azov et Noire. Bien malin qui peut prédire aujourd’hui l’issue de cette guerre absurde, surtout que les évènements restent enveloppés dans le proverbial brouillard de la guerre.
Quoiqu’il en soit aujourd’hui, le fait demeure que la « petite » Ukraine a tenu tête au « gros méchant ours » russe et continuera peut-être à le faire quand les équipements réclamés par Volodymyr Zelinsky auront tous été livrés. Ou s’ils le seront.
Le 6 juin, la revue américaine Foreign Affairs résumait comme suit la recette de la combattivité des Ukrainiens : un but clair (la liberté), un bon moral, un appui extérieur assez fort et des leaders en qui la population et les militaires ont confiance. Un autre facteur a peut-être joué : les Ukrainiens ont été enhardis, et peut-être même un peu grisés, par leurs victoires du début. (1)
Nationalisme et démocratie
Il est clair que les Ukrainiens éprouvent le désir de lutter et de vaincre, ce sentiment sans lequel un peuple ne peut entrevoir que la défaite.
« N’oublions pas que le conflit a commencé il y a déjà plusieurs années, avec la prise de la Crimée et d’une partie du Donbass par les Russes en 2014. Cela a sûrement donné naissance à un fort nationalisme en Ukraine, note Rémi Landry, lieutenant-colonel à la retraite et professeur associé à l’Université de Sherbrooke.
Avec ce nationalisme et leur cheminement vers une démocratisation, confirmé par leur candidature à l’Union européenne, j’ai l’impression que Ukrainiens ont commencé à goûter à ce que qu’est la démocratie. »
L’an dernier, les militaires ukrainiens ont participé à des séances d’entraînement dispensées par des instructeurs venus de pays de l’OTAN, y compris du Canada. Faut-il y voir une des clés du succès qu’ils ont connu pendant les premiers mois de la guerre ?
Leur armée, qui était longtemps restée figée dans des façons de faire héritées du système soviétique, aurait subi une véritable cure de rajeunissement, estiment plusieurs spécialistes.
Le succès de l’OTAN en Ukraine contraste avec l’expérience vécue par l’Alliance atlantique en Afghanistan, où les résultats ont été plus que décevants. Une des différences, estiment les analystes, c’est que le premier pays est relativement unifié tandis que le second est extrêmement divisé.( 2)
L’armée ukrainienne s’est modernisée tant au niveau de son équipement que de son leadership. La doctrine de l’OTAN prévoit de laisser plus d’initiative aux soldats situés près de la ligne de front. Plus mobiles, plus efficaces, les militaires ukrainiens ont réussi à frapper des unités russes dont les mouvements étaient plus prévisibles, y compris à tuer un bon nombre de généraux
« Quand les choses ne se passaient pas comme prévu, aucun officier russe ne voulait prendre de décisions qui pourraient être contraires à celles des généraux. Par conséquent, ces derniers ont parfois été obligés de se rendre au front pour bien faire connaître leurs décisions et pour faire avancer les choses, explique M. Landry.
Chez les Ukrainiens, tant les officiers que les sous-officiers reçoivent depuis 2014 le genre d’entrainement qui leur permet de contrer ce que font les Russes. L’OTAN et les forces occidentales misent beaucoup sur le rôle que les sous-officiers sont appelés à jouer, poursuit l’ancien militaire. Ceux-ci sont considérés comme l’épine dorsale des forces armées. Il s’agit de soldats qui ont dix ou quinze ans d’expérience et qui peuvent parler aux officiers et les conseiller. »
Ratio des combattants
Victimes d’une guerre d’agression, les Ukrainiens, par la force des choses, se trouvent très souvent en position défensive. Dans ces circonstances, le ratio des combattants peut être d’une douzaine d’attaquants pour un défenseur.
« Plus vous détruisez une ville, plus ça devient difficile pour l’attaquant de nettoyer les ruines parce que le défenseur va s’en servir pour mettre en place des traquenards ou pour faire un petit coup de main puis se retirer, explique Rémi Landry. Le cas de Marioupol illustre très bien cela. Évidemment, à un moment donné, il y a des limites à ce qu’on peut faire. Avec des ratios supérieurs, les Russes sont en train de gagner, sauf que ça leur coûte extrêmement cher. »
La Russie a subi des pertes énormes au sein de ses meilleures troupes. Elle fait face à un problème de recrutement : elle ne peut pas déclarer la mobilisation générale parce qu’elle n’a pas déclaré la guerre à l’Ukraine ou à ses alliés.
« N’eût été l’armement de la part de l’UE et de l’OTAN, il est probable que les Ukrainiens auraient perdu beaucoup plus de territoire. », croit Rémi Landry., pour qui il est quand même malheureux de voir que les deux organisations occidentales sont toujours « en mode réactif ». On aurait dû réaliser plus tôt que les Ukrainiens avaient besoin de radars et de batteries antiaériennes pour diminuer l’impact des missiles lancés par les Russes.
Les délais de livraisons affectent-il le moral ? « Non, mais ça coûte cher en personnel. Il faudrait plus de radars et de contre-batteries pour repérer les positions ennemies par triangulation et les détruire. »
Plus l’armement est complexe, et plus il faut entraîner des militaires qui sont retirés du front. Et les états-majors doivent optimiser l’emploi d’un matériel qui est en quantité limitée.
Paradoxe
« On a l’impression que l’Ukraine défend les démocraties. En même temps on a parfois l’impression qu’elle est seule, qu’on se sert d’elle dans une guerre par procuration, pour défendre nos intérêts. Ce qu’on dit verbalement, c’est qu’on ne peut pas se permettre que les Russes gagnent. Si elle gagnait d’autres États tomberaient. » Rémi Landry y voit un paradoxe. Qui permet actuellement aux Ukrainiens de tenir bon, mais qui coûte cher en termes de vies humaines et de destruction d’infrastructures.
Discipline et histoire
Vladimir Poutine accuse les Ukrainiens d’être une bande « de nazis et de drogués ». Fidèle à lui-même, il ne s’encombre pas beaucoup de la nécessité de prouver ce qu’il avance. On peut quand même penser que des soldats des deux camps utilisent certains « suppléments » pour combattre la fatigue et la peur.
Surtout que les pays de l’ex-URSS connaissent un grave problème de dépendance aux drogues fortes depuis la fin de la guerre en Afghanistan, comme les Américains en avaient connu un après le conflit vietnamien.
Les Ukrainiens sont-ils disciplinés ? « Ce pas nécessairement la discipline qui les fait agir comme ils agissent, mais plutôt le patriotisme, croit Rémi Landry. Du côté russe, on est obligé d’aller au front, mais on connaît des problèmes de désertion incroyables. Oui, ça prend de la discipline, mais dans un cadre légitime et légal. »
En Ukraine, la résistance est une tradition très ancienne. Face à la Pologne et aux empires russe et ottoman, puis à l’URSS et même à la Russie si Vladimir Poutine réussit dans sa folle entreprise, les Ukrainiens ont souvent perdu leur indépendance depuis la fin du Moyen Âge.
« En 1349 […] le royaume de Galicie-Volhynie est happé par le royaume de Pologne. La noblesse devient polonaise, et les Ukrainiens, paysans. Des paysans qui, jusqu’au début du XXe siècle, résisteront. » Ils sont devenus des cosaques irréductibles. [3]
(1) What if Ukraine wins?, Liana Fix et Micjhael Kimmage, Foreign Affaire, 6 juin 2022
(2)The Secret of Ukraine’s military success : Years of NATO training, Daniel Michaels, Reuters et Wall Street Journal, 15 avril 2022.
(3) La résistance à l’envahisseur : une triste tradition ukrainienne, www.radiofrance.fr, 6 mars 2022