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Que dire de certains endroits qui ne disparaissent jamais de notre esprit, même longtemps après les avoir quittés, sinon qu’ils nous habitent, non comme un souvenir mais comme une sorte de zone à la périphérie de notre mémoire, là où l’on se glisse parfois pour ne plus être que là, sans oblitérer pour autant le quotidien, avec tout ce que la remembrance comporte de circonvolutions. Labyrinthe de nos fuites et de nos flâneries à distance, ainsi en est-il de Kyôto.
Pierre Deschamps
En substituant Longtemps je me suis couché de bonne heure, de Marcel Proust, par Longtemps je m’y suis promené de bonne heure pour ramener à soi ce premier matin de vagabondage dans Kyôto, une ville qui, sans trop que l’on sache pourquoi – et il n’est nullement requis de creuser pour le savoir – est devenue la ville de toutes nos pensées du lointain. Parce qu’il s’agit bien de cela, du lointain, en dépit de cette rumeur très urbaine qui ne cesse de clamer bien pauvrement, soulignons-le, que l’aventure se trouve au coin de la rue. Ce à quoi on pourrait convenir si les rues dont il est question étaient des roji, ces ruelles si étroites parfois que deux adultes ne peuvent y circuler côte à côte. Et où l’on peut apercevoir encore des minka, les maisons traditionnelles japonaises.
Kyôto, donc. Non pour plonger dans la nostalgie comme dans La forme d’une ville, de Julien Gracq. Mais pour y être au présent, dans cette distance rapprochée que magnifient certaines lectures, certaines images, certaines promenades imaginaires dans des lieux si différents de ceux d’ici. Comme si de rien n’était, mettons-nous donc candidement en mode préparation d’un séjour lointain.
Cartographie d’une ville fantasmée
Pour tout savoir sur l’histoire de Kyôto, rien ne vaut de parcourir l’Atlas historique de Kyôto [1] qui met en scène un univers urbain unique au Japon, les bombardements de la Seconde Guerre mondiale ayant épargné celle qui fut la capitale impériale sous le nom de Heian-kyô, du 8e au 12e siècle de notre ère.
« Plans anciens, peintures de paysages, paravents représentant la ville au 17e siècle, reconstitutions de la ville ancienne sous forme de maquettes, photos du 19e et du début du 20e siècle », l’ensemble des documents réuni dans cet Atlas contribue à magnifier ce foyer de la civilisation japonaise qui, aujourd’hui encore « demeure un centre de rayonnement culturel, intellectuel et religieux de premier plan ».
Berceau historique de l’art des jardins secs japonais, Kyôto a conservé cette tradition d’aménager de tels lieux. D’aventure, les occupants d’un certain hôtel moderne situé à proximité de la station de métro Shiyakusho-mae ont tout le loisir d’admirer par les fenêtres de leur chambre un magnifique Jardin de la philosophie.
Un temple, un seul
Tout comme on peut décider de visiter les châteaux de la Loire, en France, on peut vouloir visiter les temples à Kyôto et dans les environs. Or la ville en compte plus de deux mille. Dès lors Kyôto [2], de Salah Stétié et Alexandre Orloff, devient notre guide pour en choisir un parmi les trente que propose cet ouvrage.
Le temple Ninna-ji, situé au nord-ouest de l’agglomération kyotoïte, est unique à plus d’un titre. « Lieu de retraite de plusieurs empereurs retirés, mais puissants », il fut longtemps le plus influent temple de Kyôto et le plus célébré durant des siècles en raison de sa très riche décoration intérieure, du chemin couvert qui relie différents bâtiments, de son immense jardin sec, de son parc aux nombreux cerisiers, de sa pagode à cinq étages haute de trente-cinq mètres datant de 1637, considérée trésor national.
Un courant artistique majeur
Que serait un séjour touristique sans une visite de musée ! Kyôto en compte plusieurs dont le musée Hosomi [3] sans égal avec sa collection d’art Rinpa [4] la plus importante de tout le Japon.
Apparu au 17e siècle à Kyôto, le courant Rinpa, « attaché à la jouissance du quotidien, qu’il embellit » se caractérise par des œuvres qui mettent en valeur « une identité japonaise reconnaissable au premier coup d’œil et, dans un même temps, une universalité qui permet à leurs motifs d’être déclinés de multiples façons ».
Encore de nos jours, « on décèle partout , dans l’habillement, l’alimentation et l’habitat, des motifs inspirés du style Rinpa ». En témoigne, leur présence sur une foule d’objets : textiles des kimonos et des furoshiki (des tissus qui servent à empaqueter ou à transporter des objets), laques, céramiques, papier des shoji (des cloisons coulissantes typiques des intérieurs japonais traditionnels), éventails, stylos, voire même sur des confiseries.
Au temps des ninjas
Difficile de croire que Kyôto puisse être une destination pour toute la famille. Pourtant les plus jeunes comme les plus vieux pourraient se plaire à visiter le Toei Uzumasa Eigamura, connu aussi sous le nom de Kyoto Studio Park [5].
Reproduction d’une petite ville de l’époque féodale, le site compte des bâtiments traditionnels, dont une maison hantée qui serait l’une des plus effrayantes du Japon. Le lieu est parfois utilisé comme toile de fond pour le tournage de films historiques et de séries télévisées.
Comble de plaisir pour tous, on peut dans cette enceinte assister à des spectacles de ninjas, se perdre dans un labyrinthe ninja et, si on regarde vers le ciel, voir des ninjas se déplacer sur des fils de fer pour aller commettre on ne sait trop quel méfait.
Notes de voyage
Mille choses pourraient être dites sur Kyôto, ce lieu aux charmes millénaires. Mais puisque c’est l’été et que les ballades sont devenues la marque d’une certaine manière d’être de son temps, quittons la ville et empruntons, pour faire encore plus lointain, le Tôkaidô, cette route qui mène de Kyôto à Kamakura. Ce que fit un moine kyotoïte anonyme qui, du voyage qu’il entreprit à l’été de 1223, tira le Kaidô-ki, la relation d’un parcours qui le conduisit jusqu’aux rives de la baie de Sagami, située quelque peu au sud de Yokohama.
Un mot sur la particularité de cette relation d’un voyage considérée comme un représentant majeur du genre kikô (notes de voyage) : les notes en prose de cet anonyme se distingue par l’insertion de « l’émotion née à la vue des sites […] en un ou plusieurs poèmes (des waka, quintains de trente et une syllabes) », précise en postface Didier Struve, l’un des traducteurs de En longeant la mer de Kyôto à Kamakura : Kaidô-ki [6].
En parcourant le même trajet, aurions-nous noté dans quelque cahier acheté sur place pareille réflexion : « Au long de combien d’années | la neige s’est-elle amassée | pour donner | au sommet du Mont Fuji | pareille blancheur ? »
D’un Nobel le Kyôto
On ne peut quitter Kyôto sans évoquer le roman éponyme de Kawabata Yasunari dans lequel l’auteur regrette – et il n’est pas le seul – que : « Certes, à Kyôto, le soleil d’été darde plus qu’à Tôkyô, mais de nos jours, non, on ne voit plus personne avec une ombrelle ».
Reste à savoir à quel moment visiter Kyôto. Voici ce qu’en disait il y a plusieurs années Donald Keene, émérite japonologue américain, qui enseigna à la Colombia University : « La ville est célèbre surtout pour ses printemps et ses automnes, mais je pense que je la préfère en hiver, quand tout le monde est occupé par les préparatifs du Nouvel An et qu’il y a peu de touristes.» [7] [1] Atlas historique de Kyôto, sous la direction de Nicolas Fiévé, Éditions de l’Amateur, Paris, 2008, 528 pages.
[2] Kyôto, Salah Stétié et Alexandre Orloff, Imprimerie nationale, Paris, 2005, 351 pages.
[3] http://www.emuseum.or.jp/eng/index.html
[4] Trésors de Kyôto. Trois siècles de création Rinpa, sous la direction de Manuela Moscatiello, Paris Musées, 2018, 191 pages.
[5] https://global.toei-eigamura.com
[6] En longeant la mer de Kyôto à Kamakura : Kaidô-ki, anonyme, Le Bruit du Temps, Paris, 2018, 163 pages.
[7] Préface de Donald Keene, in Introducing Kyoto, Hebert E. Plutschow, Kodansha, Tokyo, 2000 (1979), 72 pages.