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Antoine Char
C’est sans doute la métaphore la plus utilisée en relations internationales. On la doit à Calouste Gulbenkian. Sur une carte, avec un crayon rouge, le milliardaire arménien traça sans la moindre hésitation la zone exclusive d’exploitation pétrolière dans les pays arabes du défunt Empire ottoman. C’était le 31 juillet 1928. La « red line agreement » entra rapidement dans la diplomatie mondiale.
La « ligne rouge » fit surtout parler d’elle pendant la guerre civile en Syrie lorsque Barack Obama déclara le 20 août 2012 qu’il ne laisserait pas le régime de Bachar al-Assad utiliser l’arme chimique sans réagir. Cela, insista-t-il, aura « d’énormes conséquences ». Surtout que toutes les règles internationales l’interdisent depuis un bon siècle.
Mais le 44e locataire de la Maison-Blanche ne broncha point lorsque, le 21 août 2013, l’attaque au gaz sarin dans le quartier de la Ghouta à Damas fit plus de 1500 morts, dont au moins 400 enfants.
Il est vrai qu’il était quelque peu « menotté » par le Congrès, échaudé sans doute par l’intervention en Irak, dix ans plus tôt, justifiée par des « armes de destruction massive » jamais trouvées.
Lignes « soigneusement tracées et réfléchies »
Militaires ou diplomatiques, géographiques ou politiques, les lignes rouges sont multiples. Elles s’étendent aussi aux accords commerciaux et aux barrières physiques comme le Mur de Berlin.
Pour Daniel William Altman, professeur associé de science politique à l’Université d’État de Géorgie, « les lignes rouges des États-Unis et de l’OTAN ont réussi à dissuader l’Union soviétique de prendre le contrôle de Berlin-Ouest tout au long de la guerre froide – malgré son statut d’enclave désespérément isolée et indéfendable au cœur de l’Allemagne de l’Est ». (échange de courriels)
La ligne rouge des lignes rouges est bien sûr l’article 5 de l’Alliance atlantique qui stipule qu’une « attaque armée contre l’une ou plusieurs [parties] survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ». (1)
David A. Andelman, auteur de A red line in the sand, rappelle d’ailleurs ceci : « Les lignes rouges doivent être soigneusement tracées et réfléchies — et non une remarque spontanée comme celle de Barack Obama concernant les armes chimiques en Syrie. Chaque élément doit être clair dès le départ, y compris une détermination totale à le défendre.
« Il ne faut jamais renoncer à l’option militaire — une option que Donald Trump a considérée comme une évidence, même si nombre de ses prédécesseurs ne l’ont pas fait. Mais cela ne suffit pas à lui seul à garantir qu’une cible ne franchira pas le pas, surtout si elle effectue une analyse coûts-avantages et estime que le risque en vaut la peine. » (2)
Crier au loup …
Dans tous les cas, dans un monde dominé plus que jamais par la loi de la jungle, crier au loup ne fait plus vraiment peur. Une ligne rouge sans être accompagnée d’une quelconque « punition » perd vite toute crédibilité. C’est le cas, pour l’instant, du programme nucléaire iranien. Depuis une dizaine d’années, Israël n’exclut pas le recours à une frappe préventive sur les installations nucléaires du régime des mollahs, l’accusant d’avoir franchi « toutes les lignes rouges ».
Si elle se fait attendre c’est sans doute à cause des pressions américaines qui par ailleurs n’en avait fixé aucune au début de l’entrée de Tsahal à Gaza pour répondre aux massacres du Hamas sur le territoire hébreu le 7 octobre .
La déclaration de Washington était d’ailleurs limpide : « Nous ne fixons pas de ligne rouge à Israël. » Pas donc de kav adom (ligne rouge en hébreu). Sauf que … Aujourd’hui, rien ne va plus entre Joe Biden et Benyamin Nétanyahou à propos de Rafah. La ligne de fracture semble réelle, mais il y a fort à parier qu’il n’y aura pas de ligne rouge entre le « protecteur » et son allié de toujours, malgré les avertissements américains de ne pas attaquer la ville gazaouie. Pour le président Biden, « c’est assez simple. Il va continuer à fournir à Israël les capacités dont il a besoin […] mais il ne veut pas que certaines catégories d’armes américaines soient utilisées », dans certains types de situations, a encore rappelé le conseiller de la sécurité nationale de la Maison-Blanche John Kirby (3). S’il devait y avoir une ligne rouge entre les deux pays, elle sera plutôt pâle.
À moins de six mois de la présidentielle, Biden n’oublie surtout pas ceci : plus de 60 % du vote juif reste démocrate.
Quant aux tensions actuelles entre Israël et l’Iran elles restent encore de basse intensité malgré les échanges de missiles et de drones du mois dernier. Les deux ennemis font preuve de retenue. Ils savent encore jusqu’où ne pas aller trop loin.
« Les lignes rouges ne constituent pas un indicateur fiable d’une escalade. L’OTAN a progressivement franchi une ligne rouge russe après l’autre en augmentant ses expéditions d’armes vers l’Ukraine », rappelle notamment Daniel William Altman dont la thèse de doctorat s’intitule Red Lines and Faits Accomplis in Interstate Coercion and Crisis (2008),
Tracées et non tracées
Il y a des lignes rouges qui ne portent pas leur nom comme celle entre les deux Corées. Mais les « frères ennemis » de la péninsule n’ont aucun intérêt à bouger le long de la Demilitarized Zone (DMZ), longue de 248 kilomètres et surveillée par deux millions de militaires.
À plus de 1500 kilomètres à l’est des deux pays, « la question de Taïwan est la première ligne rouge infranchissable dans les relations sino-américaines », rappelle pour sa part l’agence de presse officielle Xinhua (4).
Dans cette région, la ligne rouge est à la hauteur du détroit qui sépare l’île du continent.
Il y a des lignes rouges qui ne sont pas tracées. L’exemple des exemples est la guerre des Malouines (Falklands) (2 avril-14 juin 1982). Attaquées par l’Argentine, les minuscules îles sont toujours un territoire britannique après la cuisante défaite des Argentins qui ne s’attendaient aucunement à une riposte des forces de « Sa Gracieuse Majesté ».
Règle générale, s’il y a abus de lignes rouges, elles sont presque absentes lors de violations massives des droits de l’homme. La communauté internationale, terme des plus vague, pousse alors des cris d’orfraie évoque le « droit d’ingérence humanitaire» (concept des plus flou), avant de rester les bras croisés.
En 1994 au Rwanda, il n’y a pas eu de ligne rouge pour le génocide des Tutsis (800 000 morts en trois mois). Il n’y en a toujours pas pour la minorité Rohingya musulmane massacrée par l’armée au Myanmar ou pour le génocide culturel des Ouïghours en Chine
Au nom du principe de non-intervention, combien de tueries de masse ont lieu en ce moment ?
À l’heure actuelle, la guerre oubliée du Yémen a fait plus de 200 000 morts en une dizaine d’années. Plus de deux millions d’enfants souffrent de malnutrition. Pour l’ONU la pire situation humanitaire au monde se trouve dans ce pays de la pointe sud-ouest de la péninsule d’Arabie. Où est la ligne rouge ?
Par ailleurs, note encore Daniel William Altman, « les lignes rouges interdisant de cibler des civils en temps de guerre sont difficiles à faire respecter car l’attaquant peut décrire les victimes civiles comme des dommages collatéraux lors de frappes contre des cibles militaires ».
Toute ligne rouge se veut un point de non-retour, un point de bascule à partir duquel le recours au « gros bâton » n’est pas loin. Encore faut-il que la menace soit mise à exécution.
Dans tous les cas, afin de faire baisser le niveau d’anxiété sociopolitique, la diplomatie se contorsionne toujours pour pouvoir lire entre les lignes rouges.
- (1) https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_110496.htm?selectedLocale=fr#invocation
- (2) https://opcofamerica.org/Eventposts/david-a-andelman-discusses-red-lines-and-the-state-of-global-diplomacy/
- (3) https://www.lapresse.ca/international/moyen-orient/2024-05-09/apres-la-menace-de-biden/netanyahou-repete-qu-israel-combattra-meme-seul.php
- (4) https://www.lapresse.ca/international/2024-04-02/joe-biden-et-xi-jinping-se-parlent-sans-cacher-leurs-differends.php