Partagez cet article
© Forbes France
Le français tel qu’on l’utilise aujourd’hui en France dans plein de sphères d’activités est gangréné par le tsunami des emprunts coupables à l’anglais. Loin de donner de la force et de la tenue à la langue française, ces mots et ces expressions qui choquent les oreilles et brouillent la vue sonneraient plutôt le glas du français. La situation est d’autant plus déplorable que l’article 2 de la Constitution française stipule que : « La langue de la République est le français.» Or le français-français des années 2020 est un français qui lentement fait naufrage, pour reprendre le mot qui résume bien l’amer constat de Lionel Meney à l’issue de son enquête sur l’état actuel du français en France.
Pierre Deschamps
Au terme d’une longue et patiente enquête qui l’a conduit à observer « le visage des rues » de plusieurs villes de France et à relever des termes anglais dans les principales sphères de la vie courante, le linguiste et lexicographe franco-québécois Lionel Meney a pu « mesurer l’ampleur de l’anglicisation qui touche désormais toutes les activités du pays, y compris celles de l’État, des collectivités territoriales, des établissements d’enseignement supérieur (universités, écoles de commerce) ».
Dans Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais [1], Lionel Meney s’emploie systématiquement à repérer les occurrences du New French dans l’environnement visuel et auditif de la France des années 2020. Précision de taille : le mitage de la langue française qu’il décrit est à des années-lumière de l’engouement pour l’anglais que pouvaient avoir certains écrivains français au début du 20e siècle. Ainsi dans Un amour de Swann, de Marcel Proust, cette répartie d’Odette de Crécy – « Vous savez que je ne suis pas fishing for compliments » – n’est rien d’autre qu’une fantaisie d’auteur et un snobisme de personnage.
Le New French
Au surplus, indique Lionel Meney, « le franglais d’hier n’est rien comparé au New French d’aujourd’hui » dont l’adoption trahit « une volonté d’impressionner, d’arborer une image moderne et en apparence débarrassée de ses limitations locales, quitte à sacrifier la présence du français ». Un peu partout sur le territoire de la France, il relève un nombre considérable d’enseignes, « partiellement ou totalement en anglais ». Des enseignes de cafés, d’hôtels, de restaurants, de boutiques de mode, de cliniques, de soins du corps, de produits de beauté, de téléphonie, de confiseries …
Ce qui conduit Lionel Meney à affirmer que le français a perdu de sa vitalité, de son utilité. C’est comme si les Français « n’avaient plus la capacité ou, pire encore, le désir de nommer dans leur langue les choses de la modernité ». Le New French témoignerait de la difficulté du français à rendre compte d’un monde qui se transforme sans cesse.
Une réalité consternante
À la devanture des cinémas, l’étonnement de Lionel Meney vient du fait que « quand on ne conserve pas le titre original anglais d’un film américain difficile à comprendre ou à prononcer, plutôt que de le traduire en français, comme ce serait normal, on lui donne un autre titre en anglais ». Sweet Home Alabama devient ainsi Fashion Victime (sic).
Plusieurs sociétés françaises ont adopté des noms anglais : Europcar, French Disorder, Happy Bio ! Quand ce n’est pas le suffixe anglais -y en finale qui se faufile, dont l’emploi semblerait donner un petit côté sympathique à un mot anglais : Drivy (plateforme de location de voitures), Linky (compteur électrique), Roady (enseigne d’entretien et de réparation automobiles).
Et combien d’autres mots se terminant par un -y qui se sont glissés partout, dont la liste que voici ne constitue qu’un mince échantillon : arty, crazy, confy, cosy, easy, flashy, friendly, girly, glossy, glowy, healthy, punchy, sexy, trendy …
Si au Québec, comme le souligne Lionel Meney, on a le Service à l’auto, en France, on préfère utiliser le mot Drive. Dont l’usage dénote une dérive étonnante : « Il y aurait des drives voitures (ce qui constituerait un pléonasme, quand on sait que drive signifie conduire un véhicule) et des drives piétons (ce qui constituerait un oxymore). On ne peut pas driver … à pied. »
Des médias à la dérive
Pour Lionel Meney, « les médias sont de grands pourvoyeurs d’anglicismes ». Il cite à ce propos le nom d’organes de presse dont le nom n’a rien de français : Closer, Retro News, We Demain … Une tendance qui se manifeste également dans les titres de rubriques (News et société, Lifestyle) ainsi que dans ceux de certains articles : Pour vivre heureux, vivons cashés (Libération), qui coiffe un texte sur l’épargne. Sans parler de la présence de mots ou d’expressions en anglais, dont voici un échantillon répertorié dans de récentes éditions d’hebdomadaires : Bad buzz, Flashant, Happiness manager (L’Express) ; Renault Rafale E-Tech Full Hybrid, À la French touch !, Genius Watches (Le Point) ; Hello Bank, Culture Green, All-Inclusive (Le Nouvel Obs).
Du côté des médias électroniques, la langue française n’est pas mieux servie avec les Euronews, CNews ou BFM TV, dont le nom est le sigle de Business Frequency Modulation. Un sigle qui se décline en BMF Business, BMF News, BMF Tech, BMF Replay …
L’anglomanie publicitaire
La publicité, qui fait vivre les médias, recourt à l’anglais depuis belle lurette. Chez Ricard, on nous rappelle que son pastis est Born in Marseille alors que pour quiconque enfile un vêtement Lacoste Life is a beautifull sport.
L’affichage public ne s’en sort pas mieux avec le tout anglais du lunettier Oakley dans le métro de Paris. Une publicité en anglais qui pourrait ne pas être bien comprise par de nombreux Français : Oakley / Draw your line … Dont la juste traduction serait Oakley / Trace ton chemin. Une traduction qui devient improprement Dessine ta ligne dans une publicité parue dans les pages d’un magazine grand public.
Que dire des chansons en anglais qui ont envahi les publicités télévisées ? Celle de Renault qui a opté California de Lenny Kravitz pour vanter les mérites de sa Megane. Sans oublier les messages publicitaires en anglais accompagnés de sous-titres en français. Procédé utilisé par Dior pour sa publicité pour l’eau de parfum Miss Dior Blooming Bouquet qui met en scène l’actrice Nathalie Portman, avec pour fond musical Cry baby de Janis Joplin.
Des livres sous influence
Autre cheval de Troie de l’anglais : les dictionnaires Larousse et Le Robert qui chaque année – « pour faire du buzz » – présentent une liste de nouveaux mots. Les Chiller, crush, ghoster, spoiler et autres semblables deviennent de ce fait une nouvelle moisson d’anglicismes qui se voit « ainsi entérinée, donc légitimée, par les lexicographes les plus influents de France ».
Quand il visite une librairie comme la FNAC, Lionel Meney bute sur les rayons Fnac Kids et We Fix (spécialiste des réparations express), et ailleurs sur des titres comme American Psycho (Bret Easton Ellis), Crossroads (Jonathan Franzen), Normal People (Sally Rooney). Ce qui lui fait dire que voilà des ouvrages qui « sont traités comme des marques de commerce ».
Une inspiration qui coince
Avant de mettre un terme à cette énumération qui donne plus que des hoquets ou des haut-le-cœur, accompagnons Lionel Meney dans son recensement des petits commerces (Nails Beauty Center), des noms de vêtements (legging) et de chaussures (sneaker), des noms de professions (account manager) qui sont eux aussi allés chercher l’inspiration du côté de l’anglais.
Même l’État français est touché par le phénomène de l’anglicisation. Business France, un organisme chargé d’aider les PME françaises à l’international, et Green Tech Innovation, du ministère de la Transition écologique, en sont de malheureux exemples, à l’égal des marques territoriales Anger Loire Valley ou Marseille Provence on the Move.
Le symptomatique moindre effort
Après cet étalage d’anglomanie en forme de nécrologie – qui est comme une blessure infligée à une langue dont la naissance remonte symboliquement au 14 février 842, date de la déclaration des Serments de Strasbourg par Louis le Germanique –, Louis Meney consacre deux chapitres plus techniques à la grammaire du New French, la langue « du moindre effort ». L’un porte sur la morphologie, l’autre sur la syntaxe. Deux domaines de la langue tout autant pris d’assaut par l’anglais. Suit un chapitre particulièrement désolant sur les territoires perdus de la langue française que sont les institutions internationales, Internet, l’enseignement et la recherche.
Clap de fin
La nuée d’anglicismes de toutes sortes qu’a répertoriés Lionel Meney appelle à méditation sur cet ultime emprunt au Naufrage du français : « En réalité, ce ne sont pas tant les anglicismes qu’il faut craindre, c’est l’anglais », à une époque où l’on observe dans tous les domaines « la fin de l’expansion territoriale du français ». Puisque dorénavant, c’est l’anglais qui permet de « se tenir au courant des progrès des sciences, des techniques, des pratiques dans son domaine, pour communiquer avec ses interlocuteurs non francophones, pour se divertir, voyager, etc. ».
Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais est une magistrale mais combien troublante enquête racontant la déconfiture d’une langue qui peine à se libérer du poids d’une mondialisation linguistique dominée outrageusement par l’anglais. Dont la lecture conduit à s’interroger sur l’évolution d’un idiome dont l’appauvrissement actuel en France n’augure rien de bon. Car comme les écosystèmes terrestres et aquatiques, les langues aussi peuvent se dégrader … jusqu’à disparaître.
Pour s’éloigner un instant de la pandémie anglomane décrite par Lionel Meney, citons le non contaminé Michel Audiard : « Les Français m’agacent prodigieusement, mais comme je ne connais aucune langue étrangère, je suis bien obligé de parler avec eux. »
[1] Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais, Lionel Meney, Presses de l’Université Laval, collection L’espace public, Québec, 2024, 266 pages.