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(Archives CRALA)
Ouvrir un livre pour comprendre le monde. Fuir le quotidien. Découvrir le ciel et la mer. Errer entre les rimes. S’émerveiller devant le récit de l’infini. Glaner de quoi se nourrir de saveurs nouvelles. S’imaginer toucher la grâce. Ou s’avouer complètement ignorant de tout un pan de l’histoire de l’art au Québec dès lors que l’on tient entre les mains Les peintres de la Montée Saint-Michel [1], un ouvrage imposant de Richard Foisy qui nous conduit dans l’univers de huit peintres qui avaient investi au début du 20e siècle le Domaine Saint-Sulpice situé au nord de Montréal.
Pierre Deschamps
Dans un lieu tout ce qu’il y a de bucolique, huit hommes vont créer le « premier groupe de peintres à avoir vu le jour à Montréal au début du XXe siècle, soit le 25 octobre 1911 ». Pour ces peintres, le Domaine Saint-Sulpice sera leur Barbizon … Barbizon, au sud-est de Paris, un endroit de légende dans l’histoire de la peinture pré-impressionniste en France. Y séjournèrent Théodore Rousseau, Charles-François Daubigny, Narcisse Díaz de la Peña ainsi que Jean-Baptiste Camille Corot et Jean-François Millet, à l’occasion.
Un nom de lieu
« Au moment d’entrer dans cet ouvrage, le lecteur se demande à quoi pouvait bien ressembler cette ‘‘Montrée Saint-Michel’’et quels étaient ses attraits pour avoir séduit un groupe de peintres », lance Richard Foisy, chercheur indépendant en littérature et en histoire de l’art, biographe du poète Jean Arrache, directeur du Centre de recherche sur l’atelier de l’Arche et son époque (1900-1925), un regroupement d’artistes, d’écrivains, de musiciens et de comédiens qui se réunissaient dans le Vieux-Montréal.
Avec force cartes, photographies, explications, l’auteur fait revivre un lieu aujourd’hui disparu. La Montée dont il est question, en fait l’actuel boulevard Saint-Michel, est « un chemin ouvert en 1707 [qui] servait de voie de circulation pour les terres concédées [en fermage] de part et d’autre par les Sulpiciens, seigneurs de l’île de Montréal ».
Au début du 20e siècle, on pouvait apercevoir dans ce domaine des bosquets, des clôtures de perche, de beaux alignements d’ormes, des petits lacs, des ruisseaux, deux vieilles fermes. La plus petite, « la plus vieille maison en bois d’Youville », située à l’angle formé aujourd’hui par la rue Saint-Hubert et le boulevard Crémazie, était habitée par la famille Laurin. À l’est de la rue Saint-Hubert, se trouvait la maison de la grande ferme (quinze pièces) « qu’avaient habitée Mgr Emmanuel Deschamps et les siens ».
Dans cet oasis tout ce qu’il y a de plus rural, les peintres de la Montée Saint-Michel vont se rassembler à deux ou à plusieurs pour réaliser pendant près de trois décennies des tableaux aussi singuliers les uns les autres.
Une phrase de l’un des huit membres du groupe résume à elle seule tout l’attrait que pouvait exercer ce lieu si inspirant, si séduisant : « On pouvait commencer à peindre à l’aube et n’arrêter que le lendemain tellement c’était beau […]. Il aurait fallu cinq vies pour tout peindre ce qu’il y avait là. »
Huit peintres
Tout le plaisir à parcourir l’ouvrage de Richard Foisy apparaît dès les pages liminaires qui racontent la rencontre, la formation, les séjours au Domaine Saint-Sulpice d’Ernest Aubin, Joseph Jutras, Jean-Onésime Legault, Onésime-Aimé Léger, Élisée Martel, Jean-Paul Pépin, Narcisse Poirier, Jean-Octave Proulx. Des artistes qui vont continuer jusqu’à la fin de leur vie, à peindre, sculpter, dessiner. « Là, affirme l’auteur, réside le secret de ce groupe marginal dont on ne connaît pas, dans la persévérance et la nécessité de créer, d’autres exemples dans la première moitié du XXe siècle au Québec. »
L’auteur consacre d’ailleurs un chapitre à chacun des membres du groupe. Des chapitres qui retracent les moments forts de la trajectoire des uns et des autres, s’attardant soit sur leur production, soit sur la réception critique dont leur art a pu être l’objet, soit sur leurs dernières années. Le tout témoignant d’une diversité de pratiques, d’intérêts, de productions, d’existence.
Ces parcours, parfois distincts parfois communs, dessinent un portrait très vivant de leur travail artistique. Un travail qui nous fait découvrir, outre les charmes du Domaine Saint-Sulpice, des scènes du port de Montréal par Ernest Aubin; des vues de quartiers montréalais par Joseph Jutras; les photographies et les nus de Jean-Onésime Legault; les dessins de presse d’Onésime-Aimé Léger; les productions animalières d’Élisée Martel; la maison traditionnelle, « berceau de la race » québécoise, peinte par un Jean-Paul Pépin; les natures mortes de Narcisse Poirier, seul centenaire du groupe; les paysages de la Nouvelle-Angleterre de Joseph-Octave Proulx.
Une décennie désolante
Dès les années 1920, les peintres de la Montée Saint-Michel vont aussi se réunir ailleurs qu’au Domaine Saint-Sulpice. Dans un autre lieu, très urbain celui-là : un atelier situé au 22 rue Notre-Dame Est, « où se retrouver, discuter, peindre, bien sûr, vivre dans une atmosphère d’art et peut-être, à l’occasion, festoyer ».
Au printemps 1929, les peintres de la Montée Saint-Michel seront expulsés de cet atelier, le propriétaire refusant de renouveler leur bail pour cause de débauche. Les « allées et venues de femmes et d’hommes qui s’engagent sous la porte cochère pour monter […] dans cet atelier d’artistes », suscitant moult qu’en-dira-t-on des bigots es moralité.
Autre coup dur la même année, les Sulpiciens décident de construire en bordure sud de leur domaine le collège André-Grasset, un externat classique qui vient défigurer le lieu d’évasion des peintres de la Montée. Puis l’année suivante, les seigneurs de l’île de Montréal font disparaître la petite ferme, point central de l’atelier rural du groupe.
Pour compenser la perte de ce lieu qui les a si longtemps accueillis, les peintres de la Montée Saint-Michel « échafaudent le projet de faire construire , dans l’est de la ville, près du Jardin botanique […] une série d’ateliers avec une salle d’exposition ». La crise économique des années 1930 va irrémédiablement condamner le projet.
Une seule exposition
À la suite des huit portraits individuels d’artistes liés par une forte amitié, Richard Foisy s’attarde sur l’absence de notoriété du groupe : « Quand il s’agit d’exposer leurs œuvres et de se faire connaître, les peintres de la Montée Saint-Michel procèdent en solo ou par duo, trio ou quatuor – et non pas sous leur nom collectif, leur appellation commune, qui reste un code d’amitié artistique, une affaire entre eux. »
Seule exception à cette discrétion de circonstance, une exposition tenue en avril 1941 « aux galeries Morency », située alors au 458, rue Sainte-Catherine Est. Un article du journal La Patrie rendant compte de l’événement titrait : « 7 peintres canadiens se font enfin connaître aux Galeries Morency. » Sept et non huit, Onésime-Aimé Léger étant décédé en 1924; ce qui n’a pas empêché que certaines de ses œuvres soient exposées à cette occasion.
La réception critique de l’exposition est plus que mitigée. Elle est « mal présentée, surchargée, [ratant] son but, car on a voulu trop en montrer ». Ce qui fera dire à Robert de Roquebrune dans le journal Le Canada que : « L’impression première en est une de confusion » ; Lucien Desbiens dans Le Devoir soulignant que : « L’ensemble des œuvres est un peu disparate. »
Une sortie de l’oubli
Au début des années 1940, les peintres du groupe des Indépendants font œuvre d’avant-garde, prenant « à rebours à peu près tout ce qui relève de la tradition et de la figuration ». En 1948, Paul-Émile Borduas publie le Refus global, un pamphlet « qui marque la ligne de partage des eaux dans l’histoire de l’art au Québec ». Le monde de l’art oubliant désormais la vie et l’œuvre des huit peintres montréalais de la Montée.
À l’anonymat du groupe succédera un lourd silence qui perdurerait encore, n’eut été la publication de l’ouvrage de Richard Foisy, dont on ne répétera jamais assez la qualité et l’érudition. Un moment éditorial unique dans l’histoire de l’art au Québec que l’auteur de ces lignes a savouré avec délectation et un plaisir qui se renouvelle à chaque plongée dans cette somme incomparable. Preuve s’il en est qu’Ernest Aubin et ses amis ne font plus partie des disparus.
« Contribution exceptionnelle et originale à l’histoire de l’art québécois », Les peintres de la Montée Saint-Michel se révèle être une œuvre dont l’excellence captivera amateurs d’art, historiens, chercheurs, marchands et collectionneurs, qui seront vite conquis par le passé culturel montréalais mis en scène par Richard Foisy.
Tout compte fait, « maintenant que la poussière des révolutions esthétiques est retombée, que les avant-garde reculent dans le passé, que l’histoire retrouve peu à peu la mémoire, nous pouvons regarder ces peintres d’un œil clair et mesurer la richesse de leur aventure ».
[1] Les peintres de la Montée Saint-Michel. Un groupe montréalais (1911-1946), Richard Foisy, Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2024, 605 pages.
J’ai déjà lu un livre sur ces peintres, publié il y a une dizaine d’années.
Merci de votre article. Je vais emprunter le livre à la bibliothèque.