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Christian Tiffet
Rudy Le Cours
Au Royaume-Uni de Sa Gracieuse Majesté Charles III, rien ne va plus.
L’inflation s’est installée au-dessus de la barre des 10 % et y restera jusqu’à l’été, de l’aveu même de la Banque d’Angleterre et malgré les relèvements de son taux directeur, passé de 0,1 % à 3,0 % cette année (1). Le prix des aliments, importés en grande partie, a bondi à lui seul de 14,5 %.
Pendant ce temps au Canada, l’inflation ralentit quelque peu à hauteur de 6,9 %. Pour ce faire, les autorités monétaires n’ont pas hésité à faire passer le taux directeur de 0,25 % à 3,75 %, prévenant même que d’autres tours de vis sont à venir. La Banque d’Angleterre est encore loin d’avoir fini de faire grimper le loyer de l’argent.
La croissance économique de la Vieille Albion, qui caracolait l’an dernier à 7,2 %, marque le pas. Elle est même négative cet automne et poursuivra sa cure minceur pendant encore quelques trimestres. Au Canada certes, nous vivons un net ralentissement, connaîtrons sans doute une légère récession technique en première moitié d’année, mais 2023 devrait en être une de faible expansion, au pire de croissance nulle, au final.
La rapide détérioration de l’économie britannique et de ses finances publiques augmente les coûts d’emprunt de l’État. En début d’année, les prêteurs se contentaient d’un taux de 1,4 % pour détenir une portion de la dette publique pendant 10 ans. Désormais, ils réclament 3,61 %. Ils sont plus exigeants pour détenir des guilts (surnom des obligations britanniques) que des maples (surnom des canadiennes) qui trouvent preneur avec un taux de 3,56 %, ces jours-ci (2).
Et puis, il y a la poussée des prix du gaz qui fait frissonner à l’approche de l’hiver.
C’est dire que les Britanniques ne sont pas au bout de leurs peines.
Quelques défis du nouveau premier ministre
Le riche pedigree et les compétences certaines en économie et en finance du nouveau chef du gouvernement conservateur Rishi Sunak ne suffiront peut-être pas à piloter dans cette tempête. Parvenir à remettre en ordre sans trop de heurts un pays venu à bout déjà de quatre premiers ministres, deux cyniques et deux impuissantes, depuis le Oui au Brexit du 23 juin 2016, relèvera de l’exploit herculéen (3).
(Par ricochet, la crise que traverse le pays du mari de Camilla ne profitera guère au Canada, pourtant son très ancien et loyal partenaire économique, puisque la dépréciation de la livre sterling rendra nos biens et services plus chers.)
Plusieurs tâches titanesques pressent M. Sunak.
D’abord, redresser les finances publiques. Sa prédécesseure Liz Truss, avait misé sur la vieille doctrine thatchérienne du ruissellement (trickcle down economics). Elle prétend que diminuer l’impôt des plus riches irriguera l’ensemble de l’économie. L’expérience a montré que cela ne fait qu’accroître les disparités de revenus.
Devant le tollé généralisé, qui a entraîné la dépréciation soudaine de la livre, la plongée du Footsie (l’indice phare de la Bourse de Londres) et la hausse des coûts d’emprunt de l’État, Mme Truss a rétropédalé, avant d’être acculée à la démission.
Du labeur, des larmes et … des frissons
Le nouvel occupant du 10 Downing Street doit à la fois réparer les pots cassés par Mme Truss et trouver une voie de passage. Sitôt installé, M. Sunak a prévenu les sujets de Charles III : tout le monde devra contribuer, une référence à peine voilée à Winston Churchill durant la guerre. Il y aura des hausses d’impôt puisque 12 ans d’austérité tory laissent peu de place à ratatiner davantage l’État. « M. Sunak doit agir dans un contexte de morosité générale, observe en entrevue Julien Martin, professeur d’économie à l’UQAM. Sa tâche sera très difficile. Le Royaume-Uni est une économie ouverte et ses voisins aussi vont mal. »
Le premier ministre fait face aux lendemains de la Covid, aux incertitudes nourries par la rupture des chaînes d’approvisionnement et par l’invasion russe de l’Ukraine. Dans pareil contexte, où les investisseurs préféreront-ils placer leurs billes ? « Le Brexit devient un argument de plus pour ne pas choisir le Royaume-Uni, poursuit M. Martin. Ils vont préférer se tourner vers l’Allemagne, les Pays-Bas ou la France. »
Comme si ce n’était pas assez, M. Sunak devra aussi dénouer l’impasse frontalière des deux Irlande, épine irritante dans le traité avalisant la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.
Et puis, là comme ailleurs en Europe, aux États-Unis et au Canada, la question délicate des réfugiés divise les électeurs. Près de 40 000 migrants ont franchi la Tamise pour demander asile, jusqu’ici cette année. Ce dossier fait les choux gras des travaillistes aux Communes qui réclament tantôt la démission de la ministre en charge, tantôt des élections.
Après 12 ans aux commandes, les tories sont usés, leur caucus déchiré par des luttes fratricides et les scandales. En poste depuis le 25 octobre seulement, M. Sunak a déjà dû accepter la démission d’un de ses amis ministres, Sir Gavin Williamson, soupçonné de comportements déplacés.
Enfin, plane toujours la menace d’un nouveau référendum en Écosse.
Chauffer les ménages
À très court terme toutefois, M. Sunak doit permettre aux Britanniques de se chauffer sans se ruiner, cet hiver et les prochains. Non réglementés, ou si peu, les prix désormais exorbitants du gaz, source principale du chauffage, siphonne les budgets des ménages et des entreprises. La facture annuelle moyenne bondira de quelque 2500$ par foyer cette année et elle doit grimper encore, à compter du premier janvier, si l’État ne vient pas à la rescousse (4).
Les gisements de la mer du Nord s’épuisent. Le Royaume-Uni est maintenant le neuvième importateur mondial de gaz naturel, l’or gris.
Liz Truss voulait autoriser la fracturation hydraulique pour exploiter le gaz de schiste. Si M. Sunak va de l’avant dans cette voie qui va horrifier écologistes et éco-anxieux, il lui faudra quand même compter dix ans environ avant que cette nouvelle source devienne significative. Et cet or gris coûtera cher à extraire. Bref, autonomie peut-être, mais pour les économies, il faudra repasser.
M. Sunak devra trouver le moyen d’alléger la facture de chauffage tout en serrant la ceinture à ses commettants. Comment ? On en saura davantage dans les annonces budgétaires du chancelier de l’Échiquier, prévues le 19 novembre.
Au Canada, ceux et celles qui rêvent de terminaux de gaz naturel dans l’Est salivent en voyant le Royaume-Uni et l’Europe grelotter. Mais leurs populations n’ont d’autre solution à court et moyen terme que de payer plus et … de porter une petite laine, comme l’a suggéré Emmanuel Macron à ses citoyens, au grand plaisir des caricaturistes.
Le Royaume-Uni, un pari à long terme
Depuis l’époque de Pierre-Elliott Trudeau, le Canada cherche une façon d’affranchir quelque peu son commerce extérieur des États-Unis qui absorbent déjà 70 % environ de ses exportations. Loin derrière, ses principaux clients sont la Chine et… le Royaume-Uni.
L’an dernier, le Canada a enregistré un léger surplus de 8,6 milliards dans son commerce avec le Royaume-Uni. On y achemine avant tout de l’or et des produits aurifères, Londres étant un des endroits, comme Hong Kong et Fort Knox au Kentucky, où sont stockées les réserves de métal jaune détenues par les banques centrales, les investisseurs institutionnels et les fortunes personnelles. Sans les expéditions d’or, le Canada a plutôt enregistré l’an dernier un déficit de 2,7$ milliards, faisant glisser le Royaume-Uni du 3e au 9e rang des clients du Canada, derrière la Corée, précise Benoit Carrière, économiste à Statistique Canada.
Il fait remarquer en plus que le surplus canadien est gonflé artificiellement par les effets des taux de change. Comme l’or se négocie en dollars américains et que le billet vert s’est apprécié face à la livre et à notre huart, cela fait grimper la valeur de nos expéditions.
Les achats canadiens au Royaume-Uni sont assez diversifiés, mais on trouve en tête de liste les produits alimentaires, à hauteur de 20 % environ. « Je soupçonne qu’il y a beaucoup de scotch dans cette catégorie », note M. Carrière.
Investir et se cacher du fisc
Le Royaume-Uni est aussi la deuxième destination d’investissement direct de ses entreprises canadiennes, derrière les États-Unis. L’an dernier, elles y ont placé 127,7 millards, alors que les Britanniques ont misé 73,5 milliards chez nous.
La Banque Royale a longtemps eu pignon sur rue, Trafalgar Square, avant de déménager son siège corporatif européen près de la Tamise et du London Bridge. La firme de services d’ingénierie WSP est aussi solidement implantée à Londres.
Ces exemples masquent toutefois une réalité moins reluisante, observe M. Martin. « Les îles anglo-normandes sont des paradis fiscaux très prisés des Canadiens. » Il affirme avoir vainement tenté d’obtenir les chiffres désagrégés des investissements canadiens afin d’isoler ce qui s’apparente à de l’évasion fiscale, mais Statistique Canada a refusé.
Depuis l’entrée en vigueur du Brexit, le Canada et le Royaume-Uni ont conclu l’Accord de continuité commerciale qui reproduit essentiellement l’Accord économique et commercial global, conclu avec l’Union européenne. Des négociations se poursuivent pour parapher un nouveau traité d’ici 2024 qui doit inclure la capacité de participer aux appels d’offres du secteur public.
Cela ouvrirait la voie à davantage d’échanges dans la fourniture de services et de biens intermédiaires pour lesquels le Canada possède une expertise certaine.
Mentionnons aussi que le Royaume-Uni est la deuxième destination prisée par les Canadiens, après les États-Unis. La dévaluation de la livre, qui freinera l’élan des Britanniques à voyager, va sans aucun doute creuser le déficit du Canada à ce chapitre.
À la bonne heure !
En somme, si la situation présente ouvre des perspectives de croissance des échanges entre les deux pays qui partagent aussi le même chef d’État, cela relève bien plus d’un futur incertain que de l’immédiat.
D’ici à ce que M. Sunak ou une autre personne parvienne à remettre à flots la deuxième économie d’Europe, on ne doit pas oublier que les Canadiens font aussi face à de grands défis. Doivent-ils conserver Charles III comme monarque ? Leurs députés doivent-ils lui jurer allégeance?
Sans compter qu’il faudra bien décider si on continue ou non d’avancer l’horloge d’une heure en mars et la reculer d’autant en novembre.
Quoi de mieux qu’un scotch pour y voir clair ?
1- https://www.bankofengland.co.uk/monetary-policy-report/2022/november-2022
2- https://www.bloomberg.com/markets/rates-bonds
3- Il s’agit de David Cameron, Theresa May, Boris Johnson et Liz Truss.
4- https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1908087/royaume-uni-prix-energie-hausse