À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Library of Congress

Dans La loi et l’ordre racial, David Diallo [1] met en évidence le fait que, longtemps après la fin officielle de la ségrégation raciale aux États-Unis, persistent dans nombre d’États des situations qui perpétuent une forme raffinée d’apartheid juridique dont les Noirs sont très largement victimes.

Pierre Deschamps

Paru en 1961, Black Like Me, qui raconte l’expérience du journaliste John Howard Griffin qui a assombri sa peau pour vivre comme un Noir, « est l’histoire des persécutés, des escroqués, des craints et des détestés » [2]. Lecture déterminante pour certains, cet ouvrage mettait en lumière la déplorable vie quotidienne des Noirs des États du Grand Sud des États-Unis.

Des décennies plus tard, dans La loi et l’ordre racial, David Diallo, professeur en histoire et cultures des États-Unis à l’université de Bordeaux (France), allègue que l’imaginaire raciste et suprémaciste blanc ne s’est pas estompé, en dépit de l’adoption dans les années 1960 de lois fédérales mettant fin à la ségrégation raciale.

Une idée fixe

La monomanie de « la loi et l’ordre » – law and order en américain – est depuis longtemps un élément de langage quasi incontournable dans le discours et l’action politiques aux États-Unis. Ce qui donna lieu sous la présidence de Lyndon B. Johnson dans sa guerre contre la criminalité « à la réorientation d’investissements publics prévus pour des programmes d’aide sociale vers le renforcement massif des forces de police et l’administration d’une justice pénale plus stricte ».

De tout temps aux États-Unis, la population noire du pays a été visée au premier chef par cette monomanie qui lui vaut sans cesse d’être « surveillée, punie et incarcérée comme aucune autre en raison de l’association quasi systématique, dans les discours politique et journalistique, de la peau noire avec des dispositions criminelles ».

Un pogrom blanc

L’histoire américaine moderne est parsemée de crimes à caractère racial. Dont le massacre de Tulsa que décrit sommairement Olivier Burtin, maître de conférences en civilisation des États-Unis à l’Université de Picardie Jules Verne (Amiens, France) : « Au printemps 1921, le quartier noir de Greenwood à Tulsa dans l’Oklahoma fut mis à sac et presque entièrement rasé par une foule blanche en l’espace de seulement quelques heures, en réponse à une prétendue agression d’un adolescent noir sur une jeune fille blanche » [3].

Il faudra attendre la diffusion de la série télévisée Watchmen sur la chaîne HBO en 2019 pour que le grand public américain prenne connaissance du pire déchaînement de violence contre la communauté noire de toute l’histoire des États-Unis. Plus d’un millier d’édifices furent détruits, laissant plus de 70 % de la population noire du quartier sans foyer. Si des Noirs furent condamnés pour avoir provoqué des incidents violents aucun blanc ne fut traduit devant les tribunaux.

Un dérèglement judiciaire

Dix ans plus tard, neuf jeunes noirs sont accusés en Alabama d’avoir violé deux femmes blanches. En dépit de preuves insuffisantes, de témoignages contradictoires et de délibérations hâtives, huit d’entre eux seront condamnés à mort par des jurés entièrement blancs. Connue sous le nom des Scottsboro Boys, l’affaire mit en relief les stéréotypes raciaux d’un système judiciaire dévoyé.

En 1955, le corps mutilé d’Emmett Till, un adolescent noir de 14 ans, est repêché dans la rivière Tallahatchie, près de Glendora, au Mississippi. Il aura été auparavant torturé puis assassiné par deux hommes blancs pour avoir sifflé une femme blanche. Le jour même de l’enterrement du jeune garçon, les deux hommes seront acquittés lors d’un procès où siégeaient cette fois encore douze hommes blancs.

Leur impunité acquise – le Double Jeopardy Clause stipulant en effet que « nul ne pouvait être jugé deux fois pour le même délit » –, les deux comparses reconnaîtront sans vergogne leur crime l’année suivante lors d’une interview – rémunérée – parue dans le magazine Look.

L’événement-témoin

Puis survint en 2020 le meurtre d’Ahmaud Arbery ainsi que les procès qui s’ensuivirent. Des événements qu’utilisera David Diallo pour étayer sa thèse sur le droit comme instrument d’oppression des Noirs américains. Une thèse qui le conduit à dresser la liste de tous les stratagèmes juridiques et culturels qui ont quasiment évité la prison à ceux qui s’en sont pris à ce jeune Noir sans histoire qui faisait son jogging dans un « quartier pavillonnaire tranquille, majoritairement blanc », de Brunswick, dans l’État de Géorgie.

La scène fatale

« Le dimanche 23 février 2020, Ahmaud Arbery, un jeune Noir de 25 ans, ancien espoir de l’équipe de football américain local, quitte son domicile pour aller faire son footing. »

Comme souvent les jours précédents, Ahmaud Arbery s’arrête devant une maison en travaux, y entre puis en ressort sa visite terminée. Peu après, il passe en courant devant le domicile de Gregory et Travis McMichael. Aussitôt, les deux hommes, croyant avoir affaire à un voleur, prennent chacun une arme, grimpent dans un pick-up et partent à la poursuite d’Ahmaud Arbery. Un voisin, William Bryan, monte dans son véhicule et décide « par patriotisme » de leur prêter mains fortes.

Une course-poursuite s’engage. Bientôt pris en étau par les deux véhicules, Ahmaud Arbery met fin à sa fuite. Dès ce moment, la scène est filmée par William Bryan. Alors que le jeune Noir s’approche de lui, Travis McMichael qui se sentait « menacé » – un soupçon instinctif, pourrait-on dire – tire une première fois puis, après une courte empoignade, fait feu une deuxième fois. Ahmaud Arbery s’écroule et décède sur place, au bout de son sang.

Les premiers rapports de police retiendront le motif de légitime défense. L’affaire ne nécessitant pas d’enquête supplémentaire, les McMichael et William Bryan ne sont pas inculpés, si bien qu’il « continuent de pêcher, d’entretenir leur bateau, de participer à des pique-niques avec le voisinage, soit jusqu’à ce que [deux mois plus tard] le Georgia Bureau of Investigation récupère le dossier ». Le motif : la scène de crime filmée par William Bryan vient de faire «subitement surface ».

Prises deux et trois

Quelque quatre mois après « avoir laissé Arbery gisant dans son sang devant leurs véhicules, les trois hommes sont enfin jugés », pour meurtre et violences aggravées, deux chefs d’accusation qui « sont passibles de la peine de mort ou de la prison à perpétuité ».

Au cours du procès, les avocats des prévenus dépeindront Ahmaud Arbery « comme une personne dont la seule couleur de peau en faisait intrinsèquement une menace » ; l’un de ces avocats allégeant même que le jeune Noir était « un être bestial dont les “longs ongles de pieds sales” renvoyaient à une image menaçante ».

Les mêmes avocats affirmeront qu’Ahmaud Arbery « était résolument fautif dans l’Affaire par le simple fait de “traîner” dans cette maison et qu’il était clairement l’agresseur puisque, images à l’appui, il fut à l’origine de l’altercation physique lorsqu’il se dirigea “armé de ses poings” vers ses poursuivants arme au poing, ne leur laissant d’autre alternative que de faire feu ».

Après dix jours de procès et deux jours de délibération, le jury condamna les trois hommes à des peines de réclusion criminelle à perpétuité.

Peu après, l’affaire connut une tout autre tournure quand le ministère de la Justice des États-Unis décida d’assigner une seconde fois en justice les McMichael et William Bryan, cette fois pour « crime raciste, tentative d’enlèvement et usage meurtrier d’une arme à feu ».

Au terme de ce second procès, Gregory et Travis McMichael furent condamnés, pour crime raciste et plusieurs atteintes aux droits civiques d’Ahmaud Arbery, à une peine de réclusion à perpétuité, et William Bryan à trente-cinq ans de prison.

L’évidence même

Pour expliquer l’environnement social et idéologique dans lequel baignaient les meurtriers d’Ahmaud Arbery, David Diallo déploie une argumentation qui se fonde sur une hypothèse qui à ses yeux a valeur d’évidence : la loi sur les droits civiques de 1964 n’aurait eu que peu d’effets auprès de suprémacistes blancs dont les croyances et les comportements perpétuent l’esprit des Black Codes et des lois Jim Crow. Les premiers apparus dans la foulée de la guerre civile ont largement contribué à restaurer en grande partie le système esclavagiste d’avant la guerre de Sécession tandis que les lois Jim Crow ont perpétué de 1877 à 1964 la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis.

À ces lois d’antan ont succédé depuis d’autres lois qui, soutient l’auteur, sont « en apparence porteuses d’aucun préjugé racial, mais s’avèrent être des instruments de l’oppression raciale qui pèse sur les corps noirs aux États-Unis ». En réintroduisant subtilement des aspects qui s’inspirent plus ou moins directement des précédentes, ces dernières maintiennent une culture de l’impunité blanche qui offre aux agresseurs la possibilité de nier leurs intentions racistes et d’éviter la prison pour les actes commis.

Des relents du passé

Amplement utilisée par les avocats dans la défense de leurs clients blancs, la loi Stand Your Ground, adoptée par un premier État en 2005 (la Floride) puis par plus d’une trentaine d’autres depuis, régit le droit préventif à l’autodéfense armée. Il s’ensuit qu’un citoyen qui s’estime raisonnablement menacé peut utiliser la force pour se défendre. Une loi qui instaure un droit de légitime défense que ses opposants qualifient de shoot first law.

D’autre part, la loi Citizens Arrest autorise un citoyen de procéder à l’arrestation d’un autre citoyen pour un crime commis en sa présence, les délits pour lesquels cela est autorisé variant d’un État à l’autre. Après le meurtre d’Ahmaud Arbery, la Géorgie a abrogé sa loi sur l’arrestation par un citoyen et l’a remplacée par une loi plus restrictive ne s’appliquant qu’aux propriétaires d’entreprises, aux inspecteurs, aux agents de sécurité et aux enquêteurs privés.

Lors des deux procès mentionnés plus avant, les avocats des trois accusés plaideront – en vain – que sur la base de ces deux lois leurs clients devaient être déclarés innocents.

Pratique expéditive et jury

David Diallo consacre de nombreuses pages au lynchage, un terme apparu au 18e siècle que la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) associe à « tout homicide commis sans aucune forme de justice par un groupe d’au moins trois personnes ».

Le terme donna lieu à une « loi du lynchage » rédigée à l’époque « par le colonel William Lynch, qui laissa son nom à toute punition infligée à un criminel par un groupe d’individus ».

Comme le mentionne ironiquement le site Wikipedia, le fait d’attribuer la paternité de cette loi au colonel William Lynch « a peut-être été un canular perpétré par Edgar Allan Poe ».

L’auteur se penche également longuement sur la composition des jurys, dont sur celui du premier procès de l’affaire Ahmaud Arbery, un exercice au cours duquel un Noir a été « par exemple récusé pour avoir joué au football avec Arbery ».

Somme toute, La loi et l’ordre racial est un condensé d’histoires anciennes et récentes qui conduit David Diallo à disséquer minutieusement « un schéma de violence dont les Noirs sont, dans des proportions dramatiques, les victimes les plus fréquentes ».

Haply, for I am black | Peut-être, parce que je suis noir

Othello, dans Othello, acte 3, scène 3, de William Shakespeare.

[1] Sauf mention contraire, les citations de ce texte sont tirées de La loi et l’ordre racial, David Diallo, Éditions Unes, collection Idées, Nice, 2024, 145 pages.

[2] Black Like Me, John Howard Griffin, The New American Library of World Literature, New York, 1964, 157 pages.

[3] « Le massacre racial de Tulsa et les limites de la conciliation mémorielle aux États-Unis », Olivier Burtin, in Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain, Cahiers du MIMMOC, 2023, numéro 30.

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