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Pierre Deschamps
Aujourd’hui, Aristote ne pourrait situer dans le cœur l’origine de notre esprit comme il le fit quelques siècles avant notre ère. Les récentes prouesses scientifiques et technologiques, qui ont fait faire de grands bonds à la connaissance du cerveau, lui vaudraient d’être traité de charlatan.
Aucune mention de ce genre d’hypothèse farfelue dans les 216 pages de Face à face avec son cerveau, de Stanislas Dehaene, titulaire au Collège de France de la chaire de psychologie cognitive expérimentale.
À l’opposé d’un ouvrage qui traiterait du mystère de la pensée, celui-là est tout science et met devant nos yeux des images souvent spectaculaires du cerveau issues de l’imagerie par résonance magnétique (IRM). Dont celle du cerveau de ce chercheur de haut vol.
Destination : sous le crâne
Dans Face à face avec son cerveau, l’auteur nous convie très tôt à prendre « pleinement conscience qu’à toutes les échelles depuis la molécule jusqu’à la synapse, au neurone, au circuit et aux circonvolutions du cortex, les structures du cerveau ne servent qu’à une seule chose : penser »[1].
Pour donner corps à cette invitation, Stanislas Dehaene a construit une sorte d’atlas où tout s’affiche de même façon : page paire, une ou plusieurs images du cerveau ; page impaire, un texte qui explique ce qui se dévoile en regard. Le tout pour raconter avec application « une aventure intellectuelle en plein essor […] partageant [avec le lecteur] une centaine d’images spectaculaires de la conquête du cerveau ».
Neurones tout en couleur
La marche en avant des travaux scientifiques que présente l’auteur nous fait littéralement voir que le cerveau n’est pas un ennuyeux univers en noir et blanc, mais bien une sorte de galaxie naine intérieure tout en couleur et fort densément peuplée.
À l’Université Harvard, des chercheurs ont numérisé le cerveau d’une souris dont le résultat montre « des neurones multicolores [chacun possédant une couleur différente, ce qui] permet d’en suivre toutes les arborescences en trois dimensions, sans les confondre entre elles ».
Une équipe du Laboratoire d’optique et Biosciences, de l’École polytechnique de Paris,a réalisé des images des neurones du cerveau de la souris « en trois dimensions, avec leurs couleurs d’origine, [une cartographie qui]couvrent la totalité du cerveau de la souris, soit 75 millions de neurones ».
Dansles différents sites du projet BigBrain, initié par l’Université McGill et le Centre de recherche de Jülich (Allemagne), des scientifiques s’appliquent à établir « la position de tousles neurones du cerveau humains [soit environ 86 milliards de neurones !] afin d’en comprendre l’architecture en trois dimensions ». Ouf !
Cinéma et mathématiques
Dans un tout autre registre, l’auteur donne toute la mesure d’expériences récentes en nous présentant les images du cerveau de volontaires allongés dans un appareil à IRM à qui on a demandé de regarder The Grand Budapest Hotel. Le résultat est fascinant : on observe que « toutes les aires du cortex […] s’allument et s’éteignent au même moment dans le cerveau de tous les spectateurs ».
Ce phénomène, que l’on appelle la synchronisation cérébrale, se constate également en d’autres circonstances, dont celles de la vie quotidienne : « Certaines régions du cortex préfrontal, par exemple, s’allument uniquement lorsque deux personnes interagissent entre elles. »
Ailleurs ce sont les IRM de l’activité cérébrale de mathématiciens qui montrent que chez eux la « région temporale inférieure que nous utilisons tous pour reconnaître les nombres […] double pratiquement d’activité [lorsqu’ils manipulent des formules mathématiques, alors] que les matheux ont moins d’activité que les autres dans l’aire [de reconnaissance] des visages de l’hémisphère droit. C’est un résultat qui pose plus de questions qu’il n’en résout », souligne l’auteur.
Symphonie des langues et câblage précoce
Si l’apprentissage est le propre de l’homme, le don des langues est celui de l’enfant. On observe que : « Dès la naissance, tous les bébés semblent distinguer tous les phonèmes de toutes les langues du monde – y compris des voyelles ou des consonnes qui ne sont pas utilisées dans leur entourage. L’hindi, par exemple, distingue deux sortes de d que les Français sont incapables de percevoir, mais que les jeunes enfants français entendent sans difficulté : ils sont dotés d’un répertoire universel ».
Pour ce qui est des images tirées des travaux d’Alain Chédotal, de l’Institut de la vision, à Paris, elles présentent une « visualisation tridimensionnelle du système nerveux périphérique chez un embryon humain de 8 semaines […] Ses nerfs, irradiant depuis la moelle épinière, atteignent déjà leurs principales cibles. Toute la surface du corps est ainsi couverte ». Une image quasi irréelle d’un être en devenir !
Conscience, vision et thérapie
La reconstruction d’une image à partir de l’activité qu’elle évoque dans le cerveau est un domaine tout récent de recherches destinées justement à décoder les images mentales d’une personne. Les travaux menés par Stanislas Dehaene l’ont conduit à un résultat assez saisissant : « lorsque la personne, les yeux fermés, imaginait un X, un L, un O ou un T, nous parvenions à lui projeter une image de ses propres pensées. »
Si avec l’intelligence artificielle et l’IRM fonctionnelle des chercheurs sont parvenus « à reconstruire les lettres, le film, ou même les rêves qui envahissent les aires visuelles », il est encore plus renversant de découvrir qu’il sera bientôt possible de permettre à un aveugle de recouvrer la vue : « Il suffirait de “peindre” dans son cortex visuel, une image électrique qui corresponde à celle qui lui est normalement transmise par la rétine. »
En outre, des travaux en cours ouvrent la voie à des pistes thérapeutiques pour suivre l’évolution de la maladie d’Alzheimer. Si bien que : « Aujourd’hui, certaines machines combinent l’IRM avec la caméra à positons, ce qui facilite la fusion des images et permet de déterminer les régions du cerveau les plus atteintes. ».
Ce qui jetterait à terme « une lumière croissante sur les mécanismes cellulaires et moléculaires de la maladie ». Et servirait, pourquoi pas, à déterminer des protocoles cliniques qui pourront un jour déboucher sur un vaccin ou un traitement efficace de cette terrible maladie.
Apprendre et connaître
Pour l’apprentissage des lettres de l’alphabet, on offre aux enfants un abécédaire, dont certaines images resteront à jamais gravées dans leur cerveau. Pour les endormir, on leur raconte des histoires, tirées on non de livres de contes, qui compteront parmi les plus beaux souvenirs de leur enfance.
Pour nous tous, petits et grands, la lecture de Face à face avec son cerveau pourrait fort bien ouvrir sur une aventure intellectuelle à nulle autre pareille : « Saisissez le miroir qui vous est tendu et découvrez, au plus profond de vous-mêmes, les mécanismes de votre pensée. » En d’autres mots, pour voir tout ce qu’il n’a pas été possible ici de mettre sous vos yeux.
Reste à savoir ce que pèse dans le cerveau le poids des idées. Voilà bien un mystère qui demeure vraiment entier… et la science semblerait n’y rien pouvoir !
[1] Toutes les citations de ce texte sont extraites de Face à face avec son cerveau.
Face à face avec son cerveau
Stanislas Dehaene
Éditions Odile Jacob
Paris, 216 pages