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Les Films Opale
Mylène Mackay et Alexandre Goyette dans Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles.
Paul Tana
J’ai vu il y a quelques jours, dans la salle 2 du cinéma Beaubien Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles de Lyne Charlebois. J’étais assis dans l’avant-dernière rangée avec, devant moi, un parterre de têtes blanches.
C’est un film sur le Frère Marie-Victorin (1885-1944), botaniste, fondateur du Jardin botanique de Montréal, auteur de La Flore laurentienne, figure emblématique de l’histoire des sciences au Québec : un homme lumineux, dans la très catholique et conservatrice société québécoise des années 1930 et 1940.
Marie-Victorin est aussi l’auteur des Lettres biologiques, correspondance sulfureuse avec Marcelle Gauvreau (1907-1968), son étudiante à l’université devenue par la suite sa très grande et chaste amie.
Le film décrit d’un côté le botaniste passionné : on le voit sur les bords du Saint-Laurent, avec ses étudiants, s’amusant à corriger Les Fleurs boréales, de Louis Fréchette, poète lyrique québécois du XIXe siècle. Il leur souligne que dans le vers : « … c’est l’enfant des savanes qui vient parfois rêver sous les platanes », si la rime fonctionne, les platanes qui la permettent, eux, n’existent pas sur « les bords du Saint-Laurent sauvage » que décrit le poème …
Ces platanes appartiennent à l’Europe, à la « Mater Europa », l’ailleurs mythique qui hante l’âme et le cœur de beaucoup d’écrivains et intellectuels canadiens-français de l’époque et que Marie-Victorin, à sa manière, met en garde contre leurs égarements nostalgiques.
Lui, il veut nommer, décrire le territoire dans lequel il vit et qui l’habite : ici et maintenant. La Flore laurentienne est son grand projet : l’inventaire des plantes qu’on retrouve dans la vallée du Saint-Laurent. Et il en recense 1568 !
De l’autre, Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles explore la relation entre Marcelle et Marie-Victorin. Elle est d’abord son étudiante à l’Institut botanique de l’Université de Montréal : c’est une jeune femme volontaire, intelligente et anticonformiste à l’image même de Marie-Victorin. Entre eux, l’attirance est manifeste mais un professeur se doit de maintenir une distance face à ses étudiants/étudiantes, surtout s’il est frère des écoles chrétiennes qui a fait les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance.
Marcelle devient son amie intime et malgré les lettres qu’ils s’échangent explorant de manière on ne peut plus directe et explicite les divers aspects de la sexualité humaine, elle et lui demeurent apparemment chastes …
Nous sommes dans les années 30-40, la sexualité est un sujet tabou, ce rapport épistolaire amoureux-sensuel entre une femme et un homme de Dieu, est impudique, anormal, peccamineux.
Il aurait été intéressant, je crois, que le film affronte de manière directe cette situation explosive sur le plan dramatique.
Au lieu de cela, on invente un jeu formel où on voit les acteurs, aujourd’hui, en compagnie de leur réalisatrice commenter et analyser leurs personnages : est-ce que Marcelle et Marie-Victorin ont eu un rapport sexuel ou non ? Les deux acteurs qui interprètent nos deux protagonistes, eux, ont eu une brève relation sexuelle mais sans amour, en revanche Marie-Victorin et Marcelle sont demeurés chastes tout en s’aimant passionnément.
C’est comme si avec ce jeu du film dans le film, la réalisatrice reculait face au défi de raconter ces deux personnages dans leur époque avec toute leur complexité, comme si elle craignait de s’aventurer vraiment dans les dédales de leur âme et de cette même époque.
J’ai l’impression que Marcelle et Marie-Victorin sont allés beaucoup plus loin dans leur correspondance et leur vie que le film qui nous les raconte.
Mais avec/malgré cet entortillement, le film est aussi d’une grande précision et par conséquent vrai, lorsqu’il décrit les travaux de Marie-Victorin, ses cours, la détermination de Marcelle, leur poignée de main trop longue, lorsqu’il la félicite pour son herbier lors du concours étudiant …
Et d’une grande beauté avec ses images de la flore québécoise dans sa variété et sa splendeur.
Enfin, ce sont ses acteurs : Alexandre Goyette (Marie-Victorin) et Mylène Mackay (Marcelle) : quel casting ! qui font briller le film.
Mylène Mackay porte en elle une fragilité et une grâce d’une autre époque et la détermination d’une battante d’aujourd’hui.
Alexandre Goyette semble être une réincarnation de Marie-Victorin si on regarde les photographies de ce dernier. Et quelle présence magistrale !
Ces deux acteurs sont en quelque sorte la pierre très précieuse de ce beau film imparfait et qui a le grand mérite de mettre en lumière deux personnages en contraste absolu avec le conformisme de leur époque.
J’espère qu’à ces têtes blanches vues dans la salle 2 du Beaubien se joindront celles des plus jeunes : ils vont découvrir ces personnages inspirants, qui vont les aider à leur faire prendre conscience, je l’espère, que tout ne commence pas au moment de notre naissance : un film, une œuvre d’art ça sert à ça, non ?
Réalisation et scénario : Lyne Charlebois. Direction de la photographie : André Dufour. Avec Alexandre Goyette Mylène Mackay,Francis Ducharme, Marianne Farley,Vincent Graton,Rachel Graton,Geneviève Langlois, Sylvie Moreau.
Production : Roger Frappier, Sylvie Lacoste,Veronika Molnar. Québec, 2023. Durée :99 minutes.
Étoiles
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J’abonde dans le même sens. Excellente critique. Merci.