À propos de l'auteur : Paul Tana

Catégories : Cinéma

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Entracts Film

Paul Tana

« Anora » : j’aurais voulu l’aimer, mais je ne l’ai pas aimé comme j’aurais voulu l’aimer, c’est-à-dire beaucoup !

Mon enthousiasme était grand lorsque j’ai appris, en mai dernier, que Sean Baker venait de gagner la Palme d’or au festival de Cannes avec Anora.

J’attendais impatiemment que le film prenne l’affiche à Montréal et le voici enfin sur l’écran de la salle 3 du Cinéma du Parc.

De Baker je connaissais Red Rocket où il raconte l’histoire d’une star désargentée du cinéma porno qui est obligée de retourner vivre chez son ex-femme en attendant des jours meilleurs. Je me souviens du regard à la fois tendre et ironique que Baker posait sur ses personnages : marginaux, oubliés, précaires à l’image même des périphéries où ils habitent dans leurs maisonnettes en bardeaux d’aluminium blancs, construites à deux pas des immenses réservoirs cylindriques des raffineries de pétrole.

J’avais aimé ce regard précis, attentif aux lieux, aux visages, aux objets : à la « réalité matérielle ». Un regard   néo-réaliste, en quelque sorte, dans la lignée de De Sica, Rossellini, et un peu plus tard Cassavetes, Scorsese …

Du grand cinéma, un cinéma qui me tient à cœur, d’où mon enthousiasme pour la Palme d’or à Anora.

Le métro aérien de Brooklyn passe derrière la fenêtre de la chambre à coucher de Ani, (diminutif de Anora), interprétée magnifiquement par Mikey Madison. Elle gagne sa vie en dansant des danses contact, dans un club chic. C’est là qu’elle rencontre Ivan « Vanya » : brillant Mark Eydelshteyn. Il a vingt ans, trois ans de moins qu’elle, fils gâté-pourri d’un oligarque russe. Il vit lui aussi à Brooklyn, mais loin du métro, dans le condo au luxe extravagant de sa famille. Il s’y prélasse en attendant de grandir …

C’est leur histoire que raconte le film.

Ani et Vanya se plaisent et elle accepte de devenir son escorte privée pendant une semaine pour la jolie somme de 15 000 $. Toute une semaine de grand luxe et de réjouissante luxure. Ani et son petit parasite richissime sont heureux, inconscients, hors du monde !

Ils sont tellement bien ensemble que Vanya l’épouse. Grâce à Ani il va pouvoir éventuellement obtenir la « green card » : il ne veut plus retourner en Russie, auprès de sa famille et de sa mère autoritaire et castrante !  C’est ce qu’il affirme du moins et Ani semble le croire.

La cérémonie très intime a lieu dans une chapelle spécialisée en mariages rapides de Las Vegas ! Avec sa bague diamantée au doigt et son manteau de fourrure de luxe, Ani, de danseuse à « dix piastres » devient l’épouse aimante de Vanya.

Quand, en Russie, la mère de ce dernier apprend la chose, le ciel lui tombe sur la tête ! Elle appelle Toros, son homme de confiance new-yorkais chargé de veiller sur Vanya : elle sera à New York le plus rapidement possible, mais en attendant il doit tout faire pour ramener ce fils écervelé à la raison et annuler le mariage.

Accompagné par Garnick et Igor, deux hommes de main, Toros entre de force dans le chic condo familial où logent Ani et Vanya. Une bagarre sortie directement du slapstick s’ensuit : Vanya terrifié par Toros qui lui annonce que sa mère veut le ramener en Russie, s’enfuit. Ani se défend, mord, insulte, crie mais Igor réussit à la maîtriser tant bien que mal.

Après lui avoir confisqué la bague de mariage, Toros lui explique que son « mari » est un petit bon à rien, capricieux et égocentrique. Il lui offre 10 000$ pour qu’elle accepte l’annulation de ce mariage absurde : Galina, la tyrannique mère de Vanya, ne l’acceptera jamais !

Mais d’abord et avant tout il faut trouver Vanya. Ils le récupèrent, sonné par la drogue et l’alcool, dans le club où travaillait Ani, affalé devant une danseuse, sa  rivale !

Galina et son mari arrivent enfin à New York en jet privé. Toros leur livre Vanya qui, malgré toutes les implorations de Ani, obéit à sa mère et la laisse tomber …

Ce qui est étonnant dans cette histoire c’est tout le temps qu’il aura fallu à Ani pour comprendre qui est véritablement Vanya malgré son évidente petitesse égoïste d’enfant gâté.  Qu’est-ce qui la fascine tant ? La vie luxueuse, de rêve, à laquelle elle a accès grâce à lui, elle petite Cendrillon moderne, cynique et romantique à la fois ?

En tant que spectateurs on attend le moment où elle va se rendre compte de la profonde superficialité de tout le fla-fla argenté qui l’entoure. Trop longtemps peut-être et cela affecte notre capacité à croire en elle, à la comprendre, à nous y intéresser : qu’est-ce qu’elle veut exactement ? On ne sait trop …

À la fin lorsqu’elle pleure dans la voiture, blottie près d’Igor qui lui a remis la bague de mariage qu’il a subtilisée à Toros, on se demande de nouveau : pourquoi toutes ces larmes ? Elle pleure parce qu’elle se rend compte face à ce geste pur, gratuit, que sa vie s’est déroulée jusque- là dans le cadre étriqué de la transaction ? Avec ses clients du club, avec son Vanya? Peut-être … mais cela reste une interprétation et une « fin » qui devrait être plus solide, claire et non pas livrée comme ça à l’interprétation de chacun.

Ani est un personnage à qui il manque une véritable profondeur, il me semble ! Mais, cela n’enlève rien à l’interprétation magistrale de Mikey Madison.

C’est le personnage de Vanya qui m’apparaît être le plus cohérent : c’est la grande réussite du film ! Ce grand maigrichon et « paquet de nerfs » tourné vers lui-même, riche et inconscient est on ne peut plus un petit diablotin, produit pur de cette nouvelle ère trumpienne qui vient tout juste de commencer.

Avec ses images de Brighton Beach, la petite Russie de Brooklyn, son métro aérien, Coney Island l’hiver, le fascinant visage de Madison, le magasin de bonbons multicolores, la chapelle de mariage kitsch de Las Vegas avec sa célébrante tout sucre et sourire, le club de danseuses, Anora est le produit de la sensibilité « néo-réaliste » de Baker qui, comme il l’affirme, « cherche la beauté dans les lieux où elle semble à première vue absente ».

Si de ces lieux, de ces visages éclatent une magnifique beauté et vérité, le film, dans l’ensemble, n’est pas toujours à leur hauteur.

Pourquoi ?

On a parfois l’impression que toutes ces péripéties font beaucoup de bruit pour rien.

La Palme d’or à Anora m’a emballé et j’étais sûr que j’allais l’aimer. J’aurais voulu l’aimer mais je ne l’ai pas aimé comme j’aurais voulu l’aimer, c’est-à-dire beaucoup!

Réalisation et scénario : Sean Baker. Producteurs : Alex Coco, Samantha Quan, Sean Baker. Direction de la photographie : Drew Daniels. Montage : Sean Baker. Production : FilmNation Entertainement, Cre Film.

Distribution : Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian,Vache Tovmasyan.

Durée : 139 minutes  USA : 2024 / Étoiles *** 1/2

 

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