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Nahéma Ricci dans Jour de chasse
Paul Tana
Par un concours de circonstances invraisemblable et fou, Nina (Nahéma Ricci), une danseuse de bar sexy, aux ongles ultra rouges et super longs, se retrouve avec une « gang de gars » dans un camp de chasse dans le « fin fond des bois » quelque part dans le nord du Québec. C’est Kevin (Frédéric Miller-Zouvi), un de ses clients récents, qui l’y amène, presque malgré lui.
La « meute », c’est le nom que s’est donné la « gang » de Kevin, reçoit Nina avec méfiance et une certaine condescendance : elle pourra rester quelques jours avec eux mais elle devra faire une initiation …
Rien de trop difficile dans les épreuves : elle doit garder, entre autres, un œuf en équilibre dans une cuillère qu’elle tient entre ses dents pendant qu’elle danse. Avec aisance et bonhomie et quelques joints, Nina réussit son examen d’entrée.
Elle fait maintenant partie de la gang qui l’amène chasser en criant : « Il faut tuer pour manger/il faut manger pour tuer. » On lui montre à « caller » l’orignal, à tirer à la carabine, à attendre en silence que la « bête lumineuse » apparaisse mais au lieu d’un orignal c’est un chevreuil qui surgit du bois (licence poétique peut-être ?), elle tire, un éclair traverse l’écran, et tue !
Kevin, le rocambolesque chauffeur de la camionnette qui a amené Nina au camp, récidive : cette fois-ci c’est Doudos (Noubi Ndiyae) qui débarque du véhicule : un Africain sans papiers qu’il a croisé sur la route.
Son arrivée installe soudain Nina en arrière-plan comme si on avait terminé de raconter l’histoire de la jolie danseuse de bar, sa charge sexuelle et son rapport avec les gars de la meute, avant même de l’avoir un tant soit peu explorée.
Commence alors celle de Doudos qui va aborder une thématique reliée à la nature et à sa défiguration par l’homme en contraste absolu avec le bon sauvage rousseauiste que l’Africain va incarner dans les toutes dernières images du film.
Il devra lui aussi se confronter aux épreuves fantaisistes de l’initiation pour faire partie du groupe, mais le party vire au drame lorsque LP (Alexandre Landry), le futur marié de la meute, tire un coup de fusil qui blesse Doudos à l’épaule.
On veut l’amener à l’hôpital mais lui ne veut pas y aller parce qu’il n’a pas les papiers en règle et craint de se faire expulser du pays.
Son état de santé s’aggrave à tel point que Philippe (Marc Beaupré), vétérinaire de son métier, devient, à contrecœur, le chirurgien qui va devoir extraire la balle. Il réussit mais Doudos va de plus en plus mal. Les gars de la meute se retrouvent alors face à un dilemme moral : que faire avec lui ? Bernard (Bruno Marcil), le chef, le résume froidement : si on appelle la police et on l’amène à l’hôpital on va tous avoir de sérieux problèmes. Doudos agonise, il faut peut-être lui donner le coup de grâce et garder entre nous toute cette histoire …
Cette situation dramatique est belle et très puissante mais le film, malheureusement, ne la développe pas suffisamment. On ne l’explore qu’en surface comme on le fait avec Nina et son rapport avec la meute.
En passant, a-t-on vraiment besoin de Nina pour raconter l’histoire de Doudos avec la meute ? Je n’en suis pas sûr.
Il y a plus d’un siècle le poète et philosophe italien Giacomo Leopardi (1798-1837) faisait, dans son Zibaldone *, cette réflexion à propos des auteurs dramatiques :
« Les auteurs dramatiques tendent à surcharger leurs œuvres d’intrigues diverses et de nouveaux épisodes.
Les grands font le contraire.
Et la raison c’est que ces derniers trouvent toujours la manière d’aviver l’intérêt du spectateur même dans les actions de peu d’importance …
Les premiers (i.e. la plupart des auteurs) ne sont jamais contents, même lorsqu’ils ont trouvé ou imaginé une situation (ou un cas) très compliqué, étrange ou très curieux. Ils épuisent en un clin d’œil tout ce que le sujet leur offre … »
C’est cette réflexion de Leopardi qui m’est venue à l’esprit pendant que je regardais Une journée de chasse.
C’est un film porté par une sensibilité didactico-idéologique (féminisme/minorités/écologie) et celle-ci fait en sorte que les véritables enjeux dramatiques mis en place par les très belles situations imaginées, ne sont pas affrontés de manière organique, fouillés en profondeur. Les personnages n’ont pas l’insaisissable légèreté/gravité d’un être humain mais ils sont plutôt porteurs de messages : presque tous dans ce film, sauf Kevin et, jusqu’à un certain point, Nina. Doudas constitue une belle invention mais on le fait taire assez rapidement.
Quant à la meute on peut dire qu’elle n’a de vraiment féroce que le nom et le machisme de ses membres est plus emprunté que réel.
La fin apocalyptique du film s’inscrit tout à fait dans cette sensibilité un peu abstraite, où les idées submergent l’action et les personnages et réduisent à presque une petite misère des situations dramatiques puissantes.
Sur le plan plastique le film est très beau, la réalisatrice, Annick Blanc, y exprime tout son talent. Elle fait preuve d’une maîtrise visuelle qui se manifeste spécialement dans les divers moments du récit où s’entremêlent scènes oniriques et réalistes : l’étonnante et troublante pluie de sang, par exemple, qui coule sur le visage de Nina.
C’est un film à voir malgré ses manques : c’est une première œuvre ! À voir et à méditer : il nous renvoie à l’état de notre cinéma aux prises avec les diktats culturels qui balisent insidieusement son parcours.
* Zibaldone : c’est-à-dire journal, cahier de notes. Dans la traduction française de Bernard Schefer publiée par les Éditions Allia, il fait 2496 pages.
Jour de chasse
Réalisation : Annick Blanc. Scénario : Annick Blanc. Production : Maria Gracia Turgeon, Annick Blanc .Direction de la photographie :Vincent Gonneville.
Avec Nahéma Ricci, Bruno Marcil, Frédéric Millaire-Zouvi, Marc Beaupré, Alexandre Landry, Maxime Genois, Noubi Ndiaye.
Durée :80 minutes Québec . 2024
Étoiles ***