À propos de l'auteur : Claude Lévesque

Catégories : International, Canada, Québec

Partagez cet article

Freepik

Claude Lévesque

Réagissant à des pressions internationales, le Québec a cessé récemment de recruter en Afrique des infirmières, des sage-femmes et des préposé.e.s aux bénéficiaires.

Un programme en ce sens, lancé en février 2022, a permis de recruter environ un millier de ces professionnelles de la santé, dont plus de la moitié travaillent actuellement dans le réseau. Il a été critiqué notamment par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et par le Conseil international des infirmières, qui a tenu son congrès au Palais des congrès de Montréal début juillet 2023.

Les deux organisations internationales s’inquiètent de voir plusieurs pays, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et l’Allemagne, recruter activement du personnel dans des pays dont les systèmes de santé sont vulnérables (1).

Des diplomates et des responsables politiques des pays les plus directement concernés par cet enjeu ont eux aussi critiqué le programme québécois. On parle surtout du Cameroun, du Maroc et de la Côte d’Ivoire. La Tunisie et l’île Maurice étaient également ciblées pour la première phase du programme de recrutement.

« Des dispensaires sont construits, sont équipés, mais ne peuvent fonctionner parce que le personnel médical fait défaut, la vie de milliers de personnes est carrément en jeu », a notamment accusé l’ambassadrice du royaume du Maroc au Canada, Souriya Otmani (2). Le Maroc peut compter sur neuf infirmières pour 10 000 habitants, comparativement à un rapport de 100 pour 10 000 habitants au Québec, selon l’OMS. Le ratio pour la Côte d’Ivoire serait de 4,3 pour 10 000 habitants et celui du Cameroun de 1,9.

« Nous avons de petits moyens financiers et cela nous nuit beaucoup quand un État riche comme le Québec vient recruter des professionnels dont on a payé la formation », a déploré sous couvert d’anonymat une diplomate d’un pays africain citée par Radio-Canada (3). Dans ce débat, on a fait valoir qu’il y a urgence dans plusieurs pays pauvres, car de moins en moins d’immigrants détenteurs de diplômes retournent s’installer dans leur pays d’origine.

Un phénomène connu

Le phénomène dont on parle ici s’appelle l’« exode des cerveaux » ou la « fuite des cerveaux ». Il fait l’objet de critiques et d’études depuis plusieurs décennies. D’abord quelques définitions : il s’agit de « la migration vers les pays développés des travailleurs qualifiés ou très qualifiés du Sud : ingénieurs, techniciens, informaticiens, spécialistes de la finance, médecins et professionnels de santé, étudiants… » (4). Une autre définition: « L’exode des cerveaux, défini comme la migration massive, volontaire ou forcée sans espoir de retour, de l’élite intellectuelle d’un pays, est un phénomène ancien. » (5)

La Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) estimait en 2016 que les pays africains dépensaient chaque année quatre milliards de dollars pour compenser le départ de leurs personnels qualifiés. À la même époque, le FMI prévoyait que l’Afrique perdrait au cours des six décennies à venir pas moins de 35 millions de travailleurs qualifiés au profit de pays plus riches.

C’est donc le « Sud global » qui est concerné au premier chef quoique l’exode ait parfois touché des pays qui ne font pas partie de cette vaste région qu’on continue parfois d’appeler le « tiers monde ». On pense notamment à la fuite d’intellectuels, d’artistes et de scientifiques lorsque les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne, ou de l’exode récent des élites ukrainiennes à la suite de l’invasion russe.

Le point de départ de la fuite des cerveaux ne se situe pas nécessairement dans des régions en proie à des crise très graves telles que les guerres ou les catastrophes naturelles, avancent certains auteurs. « L’instabilité économique, l’inégale répartition de la richesse, le chômage galopant, les conditions de travail très peu attractives, la disparité entre l’offre et la demande de compétences dans certains pays amènent les personnes qualifiées à s’envoler vers d’autres cieux dans l’espoir de meilleures conditions de vie. […] La nouvelle économie du savoir apparait comme un puissant accélérateur du phénomène …», fait remarquer Sanni Yaya, vice-recteur international et francophone de l’Université d’Ottawa. (6

Des pays de l’OCDE ou même du G7, ou des régions de ces pays, se plaignent à l’occasion d’être victimes de l’exode des cerveaux. Et envisagent des mesures pour s’en prémunir. Au Québec, on s’inquiète assez souvent du départ de médecins ou d’autres scientifiques vers l’Ontario et, dans cette dernière province, du départ de ces spécialistes vers les États-Unis ou vers d’autres horizons en quête d’une meilleure rémunération ou de meilleures conditions.

Il reste toutefois que ce sont les pays pauvres du Sud qui sont le plus souvent affectés aujourd’hui par le phénomène.

De la «camaraderie» au chacun pour soi

Au lendemain des indépendances, en Afrique, les étudiants obtenaient des bourses d’État et étaient tenus de revenir dans leur pays pour participer à son développement. « Le Cameroun, par exemple, faisait signer des engagements décennaux à tous ses boursiers. Quant aux pays de l’ancien bloc soviétique, ils exigeaient le départ des étudiants africains aussitôt qu’ils avaient terminé leurs études. […] En outre, les États nouvellement indépendants offraient des emplois attractifs à leurs diplômes et ravivaient […] le sentiment d’utilité. » (7)

Dans les années 1980 et 1990, les promesses de sortie de la pauvreté n’ont pas été tenues. « S’imposant des  »cures d’amaigrissement  », les États ont réduit de façon draconienne l’embauche de certains diplômés, les étudiants s’orientant de plus en plus vers des formations qui leur permettent d’acquérir des compétences  » vendables  » sur le marché mondial du travail. » (8) En même temps, les pays du Nord, en proie au vieillissement de leurs populations, ont adopté des politiques d’immigration qu’on peut qualifier de sélectives, d’intéressées ou d’agressives …

Le Québec et le Canada ne se cachent pas d’ouvrir leurs frontières avant tout pour pallier la fameuse « pénurie de main d’oeuvre » dans certains secteurs d’activité ou, de façon plus générale, pour assurer le progrès économique. Autrement dit, c’est presque toujours « charité bien ordonnée commence par soi-même ».

« C’est clair que ça m’interpelle. Évidemment, ça a un impact quand on va chercher des gens qui ont une spécialité dans ces pays où ils seraient une source de richesse dans ces mêmes pays, mais en fin de compte, c’est le choix de ces gens -là.», a notamment dit le ministre fédéral de l’Immigration, Marc Miller, réagissant aux critiques formulées sur la venue d’infirmières africaines. (9)

En septembre, Québec a temporairement cessé de traiter les demandes du Programme des travailleurs étrangers temporaires « pour des emplois dans la région de Montréal dont le salaire offert est inférieur au salaire médian du Québec, [des exemptions étant prévues pour] les demandes liées à certains secteurs stratégiques d’activité économique comme la santé, l’éducation, la construction, l’agriculture et la transformation alimentaire ». (10)

La novlangue

L’ouverture des frontières aux immigrants est généralement considérée comme une politique progressiste, voire de gauche. Comme la plupart des médailles, elle comporte un revers, qui s’appelle généralement l’« exode des cerveaux ». La dénonciation de ce qui constitue, selon certains, un « vol » ou une « appropriation » faite aux dépens des pays pauvres, est également vue comme une démarche « progressiste ». Contradiction, dialectique ? Alors Que faire ? Ou plutôt que dire ?

Il y a de cela quelques décennies, on parlait beaucoup de cet exode des cerveaux formés dans les pays pauvres du « Sud ». La plupart du temps pour le dénoncer. Petit à petit, ce genre de critique est devenue un peu plus rare, pour ne pas dire taboue. Comment ce changement s’est-il opéré ?

Souvent, c’est le vocabulaire qui change, le problème est rebaptisé avec le secours de la novlangue. De plus en plus de spécialistes parlent plutôt, aujourd’hui, de « migration qualifiée » ou de « mobilité internationale des personnes qualifiées ».

Dans le contexte de la mondialisation et du néolibéralisme triomphant, on a également eu recours à des arguments qui ressemblent à s’y méprendre à ceux qui ont servi à justifier, à l’échelle des économies nationales, la théorie du ruissellement (trickle-down economics). Qu’a donc à se plaindre le « Sud global » puisque les cerveaux « exilés » envoient à leurs familles des milliards en « transferts » ? On oublie évidemment de souligner qu’ils le font après avoir dépensé un nombre beaucoup plus important de milliards en nourriture, en logement, en taxes et impôts et en divertissement dans le pays d’adoption.

 

 

 

1 ICN calls for urgent action on the global nurse migration crisis, Site web du Conseil international des infirmières, 20 juin 2024

2 Daniel Boily et Davide Gentile, Québec cesse de recruter des infirmières en Afrique pour des raisons «éthiques», Radio-Canada, 2 octobre 2024

3 Daniel Boily et Davide Gentile, Vives réactions au recrutement « éthique » d’infirmières en Afrique, Radio-Canada, 2 octobre 202

4 Mustapha Harzoune, Que signifie l’expression fuite des cerveaux? Musée de l’histoire de l’immigration, 2022

5 Sanni Yaya, L’exode des cerveaux n’est pas une fatalité: les universités font partie de la solution, Affaires universitaires, 13 janvier 2023

6 Ibid.

7 Luc Ngwe, La circulation des cerveaux africains: une alternative à leur exode ?, Le Courrier de l’Unesco, 28 janvier 2018

8 Iibid.

9 Marine Ernoult, Exode des cerveaux : l’Afrique se vide au profit du Canada, Franco-Presse, 7 octobre 2024

10 Communiqué du cabinet du premier ministre québécois François Legault, 20 août 2024

 

 

Laisser un commentaire