À propos de l'auteur : Michel Bélair

Catégories : Polar & Société

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La récente élection présidentielle vient encore une fois d’en faire la preuve : l’Amérique est un pays déchiré. On le savait depuis longtemps, mais c’est l’ampleur de la fracture qui étonne chaque fois qu’on s’y attarde. Bien sûr, certains populistes y trouveront toujours leur profit en attisant le feu sans se gêner, on vient de le voir encore une fois durant la dernière campagne. Mais la question de fond restera toujours la même : quelle est la véritable origine de la cassure ? Le plus récent livre de David Joy, Les deux visages du monde, vient souligner à quel point le passé esclavagiste du pays est une des causes profondes des tensions qui divisent aujourd’hui les jadis États-Unis d’Amérique.

Joy nous raconte ici une histoire d’une immense tristesse; elle se déroule dans un coin paisible encastré dans les hautes vallées de l’extrémité sud des Appalaches. Dès les toutes premières lignes, on saisit que la petite ville de Sylva en Caroline du Nord s’apprête à vivre des heures troubles puisque le roman s’amorce alors qu’une douzaine de personnes creusent des tombes en silence, en pleine nuit. L’équipe est menée par une jeune artiste noire engagée, Toya Gardner, qui a décidé d’agir et de frapper un grand coup en « creusant » dans le passé de la petite ville : au petit matin, son installation revendicatrice s’étale en plein jour sur le campus de l’université locale. Et quelques heures plus tard, l’université n’a pas d’autre choix que de reconnaître ses torts face à la communauté noire de Sylva dont elle a déplacé le cimetière pour s’installer. Voilà l’amorce.

Mais Toya n’a surtout pas dit son dernier mot et bientôt, dans la semaine qui suit, la statue d’un soldat confédéré est aspergée de peinture rouge sang et cela vient mettre résolument le feu aux poudres. La petite ville s’enflamme; des manifestants et des contre-manifestants s’affrontent bientôt. On voit même, venu du Mississippi, un sympathisant du Ku Klux Klan dans la ville; un des policiers ayant procédé à son interrogatoire est d’ailleurs violemment tabassé et laissé pour mort. Puis tout s’enchaîne très vite. Relayée par les médias de tous types, l’agitation gagne en intensité et les esprits s’échauffent dangereusement … Jusqu’à ce qu’on retrouve le corps de Toya Gardner avec trois balles fichées en plein cœur, au bord d’un petit ruisseau à la périphérie de la ville. On ne s’attaque pas impunément aux symboles chez nos voisins du Sud.

Au fil des années, on a vu plein d’incidents du genre rapportés par les médias; chaque fois qu’un symbole est attaqué de front dans le « deep South », la réaction est violente et se solde souvent par des corps déchiquetés … au pick-up ou à la carabine. Ici toutefois, la dynamique est différente. Oh, on rencontre effectivement quelques membres locaux du KKK; reconvertis dans la finance, l’administration ou l’organisation politique, ils lavent toujours plus blanc que blanc mais ils jouent finalement un rôle mineur et presque folklorique dans cette histoire. Le roman de David Joy frappe à un tout autre endroit.

À un niveau beaucoup plus troublant, plus intime, plus intérieur, qui met bien en perspective les deux visages du monde auxquels fait référence son titre.

Voir ou ne pas voir

Le livre est porté par trois personnages principaux : Toya Gardner, bien sûr, flamboyante, magnifique dans sa révolte revendicatrice; sa grand-mère Vess Jones chez laquelle elle séjourne, admirable d’intelligence et de sagesse; et le shérif John Coggins qui mène l’enquête, dépassé par les évènements dès le départ.

Coggins, un Blanc issu d’une famille d’éleveurs de bétail, s’apprête justement à prendre sa retraite lorsque survient cette affaire de tombes sur le campus et tout cela l’embête profondément. Surtout que le défunt mari de Vess, Lon, était son meilleur ami et il ne comprend absolument pas pourquoi sa petite fille est venue mettre le feu à son patelin tranquille. Pour lui, il n’y a qu’une explication: c’est une woke. Toya Gardner n’a jamais vraiment vécu à Sylva et elle ne sait rien de la dynamique qui anime le tissu social de la petite ville et elle s’obstine à déterrer des choses dont personne ne se souvient même plus. Une woke, oui. Une activiste pour ne pas dire une fauteuse de trouble!

Évidemment Toya — ni sa grand-mère d’ailleurs — ne voit pas du tout les choses de cette façon. Elle sait ce que veut dire le fait d’avoir la peau noire dans cette partie des États-Unis d’Amérique ! Elle a fouillé dans les archives de la ville pour fonder sa démarche et compris que ses ancêtres immédiats, descendants d’esclaves, ne vivaient pas tout à fait dans le même monde que tous les John Coggins fiers de leur histoire et de leurs traditions, Guerre civile incluse. Cela se manifeste encore dans une série de petits gestes, d’à priori, de préjugés et de sous-entendus chaque fois que le shérif s’adresse à elle pour lui expliquer qu’elle a tort. Et lui raison, bien sûr.

Toute cette dynamique est déjà clairement posée entre eux lorsque survient l’incident de la statue confédérée tout juste après que l’assistant du shérif se soit fait massacrer par des Klanistes. Alors quand les manifestants et les contre-manifestants s’affrontent devant la dite statue, tout explose avec violence. Et Toya Gardner disparaît jusqu’à ce qu’on retrouve son corps criblé de balles. Qui a fait le coup? On vous laisse évidemment le découvrir vous-même …

Ce qui s’impose d’abord tout au long de cette histoire, c’est l’affrontement bien campé entre ceux qui se souviennent et ceux qui ne se souviennent que de ce qu’ils veulent bien se souvenir. Ceux qui voient et ceux qui ne voient pas ces « deux visages du monde ». David Joy nous raconte tout cela dans une intrigue serrée servie par une langue riche, précise et coulant de source que la traduction rend fort bien; elle permet de saisir rapidement toute la complexité du drame qui se tisse devant nous. Mais la grande force du roman, c’est qu’il est porté par des personnages solides, touchants et toujours éminemment crédibles.

Bref, voilà un livre admirable qui s’appuie tout autant sur des non-dits flagrants que sur des vérités incontournables. Dur mais essentiel.

Les deux visages du monde

David Joy

Traduit de l’américain par Jean-Yves Cotté, Sonatine, Paris 2024, 316 pages.

 

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Les dossiers d’En Retrait en format livre

En Retrait lance une nouvelle collection regroupant les textes de ses journalistes et artistes illustrateurs sous des thèmes brûlants d’actualité.
Pour inaugurer ses parutions publiées en collaboration avec les éditions Somme toute Le Devoir,, voici Les mille visages du populisme.
Suit,   le paragraphe du quatrième de couverture.

Les mille visages du populisme


« Mot-valise » (le populisme) aux visages multiples. Trop flou pour être défini sans tomber dans une mare de termes péjoratifs. S’il faut en retenir un ce sera « démagogie ». Mais ce n’est pas si simple. Plus une rhétorique qu’une idéologie, le populisme mise à fond sur des certitudes dans un monde taraudé par des interrogations. Pensée magique, il contribue au clivage du débat politique. Il s’incarne autant à droite qu’à gauche. C’est le « nous » contre les « eux ». Mais qui est qui ? Chose certaine, les deux ont un ennemi commun : les élites économico-politiques, considérées – à tort –comme homogènes. Sur les réseaux sociaux, le populisme se fait le champion des « sources profanes » contre les « sources expertes ». En bref, l’apôtre du « petit peuple », impuissant et surtout ignoré.  Terme trompeur, le populisme vit-il son heure de gloire ? Sera-t-il au XXIe siècle ce que le totalitarisme a été au siècle précédent ? »

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