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Déployé un peu partout sur la planète, souvent en territoire hostile, le personnel politique d’une ambassade marche, par définition, sur des œufs … et c’est encore plus vrai pour les représentants officiels des grandes puissances de ce monde. Ici, dans cet étonnant Première dame, c’est une évidence qui s’impose rapidement puisque l’action « impromptue » de notre histoire se déroule en grande partie en Inde, à l’intérieur de l’ambassade américaine de New Delhi, quelque part entre hier et … n’importe quand. « Impromptue », parce que le roman s’amorce alors que l’épouse « en visite de courtoisie » d’un des dictateurs les plus craints de la planète, le Nord-Coréen Moon Jel-Un, quitte son hôtel en échappant à ses gardes du corps et surgit « inopinément » à l’ambassade pour demander — ô surprise ! — un permis de séjour aux États-Unis d’Amérique …
Michel Bélair
La transformation du nom du tyran bien connu surprend d’entrée de jeu en instillant une sorte d’aura sectaire au régime totalitaire — comme les Kim en Corée du Nord, les Moon ont aussi une réputation peu enviable en Corée du Sud. Cela permet aussi au lecteur de saisir, dès les premières pages, que cette histoire est impossible. La charge politique de l’intrigue est trop forte et lui enlève dès le départ toute crédibilité tellement la fiction dépasse carrément la réalité. Et même si l’histoire de toutes les littératures du monde s’écrit précisément dans ce décalage plus ou moins profond entre la réalité et la fiction, le premier réflexe est quand même de décrocher, ou du moins de se méfier tant l’affaire est impensable … Sauf que pendant ce temps, sur le terrain à New Delhi, confrontés à leur réalité de personnages de roman, les employés de l’ambassade se pincent pour y croire lorsque la visiteuse inattendue se pointe avec sa dame de compagnie devant le poste de garde. Et sans hésiter, on rejoint l’ambassadeur en catastrophe pour qu’il s’amène, toute affaire cessante, afin d’accueillir Jul Solri, l’épouse en cavale du « Guide suprême » nord-coréen.
Donc, répétons-le une dernière fois, c’est trop. Mais intriguant quand même … Parce que, bien sûr, la question est pour le moins délicate sinon risquée : quel pays peut se permettre d’accueillir sans sourciller la femme d’un dictateur « caractériel » possédant, en plus, l’arme atomique ? C’est évidemment ce qui explique qu’on poursuit la lecture … et que le personnel de l’ambassade américaine se saisit de l’affaire comme d’une patate chaude. Car il ne peut s’agir que d’un piège ou d’une provocation, non? Il y a certainement anguille sous roche, mais où ? Et à quoi ressemble-t-elle ?
Confrontation
Il y a aussi que l’ambassadeur américain, Pavel Estrada, est le fils, né aux États-Unis, du procureur chilien qui a voulu traîner, sans succès, le général Augusto Pinochet devant les tribunaux. C’est un homme impulsif et brillant, intuitif mais désordonné, qui reste marqué par l’échec de son père qu’il veut venger d’une façon ou d’une autre. Surtout que plus le roman se densifie, plus il nous mène tout autant dans le passé d’Estrada que dans celui, misérable faut-il le préciser, de la « transfuge ». C’est ainsi qu’on apprend que le futur ambassadeur a déjà cherché, plus jeune, à ferrer le dictateur nord-coréen en dénonçant, avec l’aide d’une journaliste d’un grand quotidien américain, les «camps de travail» de la République populaire. Ce qui nous amène aussi rapidement à penser que ce n’est probablement pas par hasard que Jul Solri s’est présentée à l’ambassade américaine de New Delhi en demandant précisément à le voir, lui …
D’elle — qui se fait appeler Jules durant son interrogatoire officiel —, on apprendra aussi beaucoup de choses. Entre autres qu’elle vient d’une région du nord du pays abritant précisément ces « camps de travail ». Le portrait de son enfance presque heureuse dans sa famille pauvre mais profondément unie, est percutant. On y lira surtout un lent processus d’endoctrinement quotidien de tous les instants qui ne peut mener qu’à l’assimilation pure et simple de la conscience. Un processus qu’il est difficile de ne pas comparer — en excluant évidemment le contrôle total du régime sur les individus — à la chape de plomb imposée par l’Église aux Québécois nés avant les années 1960. Bien sûr, il n’y a jamais eu de violence institutionnalisée ici, ni même surtout de soldats armés voués à cette tâche, mais n’empêche qu’en remplaçant le mot « Dieu » par « Guide suprême », on verra que le parallèle est proprement ahurissant et la menace de la punition, tout aussi intégrée qu’omniprésente.
Bref, c’est tout cela qui fait que, pour Estrada, l’épouse de Moon Jel-Un représente d’abord un témoin clé: quelqu’un qui sait, quelqu’un qui a vu et qui a vécu ce qui se passe derrière les frontières cadenassées de la Corée du Nord. Et c’est tout de suite le jeu qu’il va jouer ouvertement devant elle: la confrontation.
Or Pavel Estrada est un homme informé qui connaît bien le dossier. Il pose des questions précises et il a en main un jeu de photos, à peine un peu floues, où l’on voit des humains émaciés se déplacer péniblement dans un lieu indéfinissable tels des fantômes s’accrochant péniblement à la vie. Ces clichés ont été pris dans la région où Jules a grandi et, visiblement, le coup porte: elle croule presque sous la pression quand Estrada les glisse sous ses yeux en espérant qu’elle dénonce la situation. Car au fond, qu’est vraiment venue faire Jul Solri à l’ambassade américaine de New Delhi? Et comment le régime nord-coréen réagira-t-il finalement à sa «trahison»? Évidemment, c’est à vous de découvrir comment l’affaire se conclura puisqu’on ne vous en dira pas davantage ici.
Tout cela nous est raconté, dans un style aussi coulant qu’enlevant, par une primo-romancière française attachée au CNRS et qui travaille à la Maison française d’Oxford, en Angleterre. Amélie Serberg est diplômée en philosophie et en histoire des idées et son premier livre repose sur une profonde connaissance des sujets délicats qu’elle aborde ici de main de maître. Comme coup d’envoi, il faut souligner que c’est particulièrement réussi à l’exception de quelques très rares maladresses survenant dans l’intime face-à-face entre les deux principaux personnages du récit. Par moments, on se surprend même à penser que le maître absolu du genre, le regretté John Le Carré, se serait reconnu dans cette intrigue impossible menée avec une profonde compréhension des êtres et du monde.
Vivement la suite !
Première dame
Amélie Serberg
Éditions Héloïse d’Ormesson, Paris 2024, 376 pages.