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Rudy Le Cours
Règle générale, on associe le libre échange à l’élimination de barrières tarifaires et non tarifaires et surtout à la croissance économique.
Dans la montée actuelle de protectionnismes en tout genre à travers le monde et aux États-Unis en particulier, le Canada doit à tout prix maintenir, à défaut d’élargir, son principal traité commercial, l’Accord Canada États-Unis Mexique (ACEUM), en vigueur depuis le 1er juillet 2020.
Cet accord, imposé sous les menaces de tarifs permanents sur l’acier et l’aluminium par l’ex-président américain Donald Trump, a pris le relais de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), effectif à compter du 1er janvier 1994.
Lors de ces négociations, le Canada a été pris de court et dû faire des concessions, notamment sur la part de contenu nord-américain dans les véhicules, sur sa gestion de l’offre des produits laitiers et sur la durée des droits d’auteur (de 50 à 70 ans après la mort du créateur).
En outre, il est prévu que l’ACEUM soit révisé au bout de six ans, soit à partir du 1er juillet 2026.
Des rencontres préparatoires pourront commencer toutefois dès le 1er juillet prochain et il y beaucoup d’éléments sur la table.
Un accord vital
L’an dernier, les États-Unis étaient le premier client du Canada et de loin: ils ont absorbé 77 % de nos exportations. Vingt ans auparavant, c’était même 84 % (1), selon les données de l’Explorateur du commerce international.
Le Canada est aussi le premier client des États-Unis.
À la différence de nos voisins du Sud toutefois, notre économie est beaucoup plus ouverte. En 2022, les échanges commerciaux (importations et exportations) du Canada avec le monde équivalaient à 61,4 % de sa taille, contre 25 % seulement pour celle de notre grand voisin qui compte avant tout sur son marché intérieur pour écouler toute sa production (2).
Le contexte de l’examen de l’ACEUM est plutôt favorable, à première vue : il coïncide avec la volonté des économies occidentales de s’affranchir de la Chine qui domine désormais la production manufacturière mondiale. L’Inflation Reduction Act, loi phare de la présidence de Joe Biden, vise à rapatrier la production impartie surtout à la Chine au début du millénaire et l’établissement en sol nord-américain des industries de l’avenir.
Cette volonté s’inscrit dans le plus vaste courant dit d’économie d’affinité ou d’amilocalisation (joli néologisme canadien pour rendre le mot-valise américain Nearshoring). L’amilocalisation consiste à relocaliser les éléments clés d’une chaîne d’approvisionnements dans des pays qui partagent des valeurs telles la démocratie et la règle de droit.
Qui de mieux placés que le Canada et le Mexique pour tirer partie de cette nouvelle donne ?
La montée du Mexique
Des deux Amigos, c’est le Mexique qui part avec une longueur d’avance. En 20 ans, il a déjà doublé le Canada en tant que premier fournisseur des États-Unis. Le Canada est aussi son deuxième client.
Si le commerce est de prime importance pour le Canada, c’est la pierre angulaire de l’économie mexicaine. Le quart des emplois du secteur privé du Mexique dépend des exportations, contre 13 % pour le Canada et à peine 2 % pour les États-Unis.
Le Mexique dispose d’un atout indéniable : le salaire minimum y est moins élevé qu’en Chine.
Voilà pourquoi l’investissement direct étranger y est en forte progression depuis l’après-pandémie et les mesures protectionnistes américaines, tandis que beaucoup d’ouvriers mexicains s’affairent à construire des infrastructures industrielles pour accueillir les futures usines. Même des entreprises canadiennes sont présentes. TC Energy y installe un immense gazoduc.
Depuis la Grande Récession de 2009, l’emploi manufacturier est en baisse au Canada alors qu’il a bondi au Mexique.
Cela dit, le Mexique a aussi un handicap de taille: la faible productivité de sa main-d’œuvre. La valeur moyenne des exportations d’un travailleur mexicain aux États-Unis s’élevait à 63 307$ US, contre 239 628$ pour un Canadien, en 2019 (3).
Bref, le Mexique tire son épingle du jeu avant tout dans les premiers maillons des chaînes d’approvisionnement, mais cela pourrait bien changer, compte tenu de la vitesse à laquelle progresse l’économie du pays des Mariachis.
« Je ne dirais pas que le Canada est le grand perdant de l’ACEUM, mais le Mexique gagne davantage », analyse Christian Deblock, professeur émérite en sciences politiques à l’UQAM.
L’avenir de l’ACEUM
Selon l’économiste-chercheur au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation, il y a deux façons possibles d’aborder l’examen prochain de l’ACEUM.
Il y a la « manière Trump » qui consiste d’abord à hausser les tarifs pour faire porter la négociation sur leur abolition en échange de laquelle il exigera des reculs sur des enjeux qu’il juge prioritaires. En bout de piste, seuls les États-Unis paraissent gagnants. C’est l’approche par intimidation.
Advenant sa réélection, croit M. Deblock, on ne peut exclure que Donald Trump menace de mettre fin unilatéralement à l’accord, une des trois options possibles en 2026.
Les deux autres sont sa reconduction jusqu’en 2042 ou son réexamen annuel.
Il y a aussi la « manière Biden » utilisée avec l’Union européenne et des pays de la zone indo-pacifique. Elle consiste à ouvrir la négociation sur plusieurs fronts : le commerce, la technologie, la propriété intellectuelle et les conditions de travail ou de protection de l’environnement. Avec pour préoccupation centrale la sécurité économique des États-Unis, notamment dans les chaînes d’approvisionnement, explique M. Deblock.
Advenant l’élection de Kamala Harris, il faut avoir en tête qu’elle s’inspirera de la « manière Biden », tout en ayant ses propres prérogatives encore non précisées.
On doit se rappeler qu’elle avait voté contre l’ACEUM en 2020 parce qu’il élude les changements climatiques. Elle soutient pleinement aussi les subventions à la production américaine de véhicules électriques, ce qui oblige le Canada et ses provinces à sortir leur chéquier pour ne pas être exclus de cette nouvelle industrie (4).
Ça commence aujourd’hui
Conscient d’avoir été acculé au pied du mur en 2020, le Canada se prépare déjà pour la prochaine ronde. Il a tenu des consultations dès le printemps (5).
Parmi les mémoires déposés, celui de la Chambre de Commerce du Canada (6) a synthétisé assez bien les enjeux alors que les autres ont défendu plutôt la position de leur lobby (fromagers, aciéristes, etc.). La CCC a même tenu des ateliers avec ses pendants américains.
Selon elle, la négociation devrait porter surtout sur les minéraux critiques, la résilience de la chaîne d’approvisionnement dans les sciences de la vie (la pandémie a laissé ses stigmates !), sur la sécurité économique continentale et sur l’intelligence artificielle.
La CCC met aussi en garde le gouvernement contre quelques irritants susceptibles d’alimenter les réflexes protectionnistes des élus américains, dont la taxe sur les services numériques projetée par Ottawa et certaines dispositions du projet de loi sur l’intelligence artificielle et les données.
En début d’année, le Canada n’était pas en période électorale, comme l’ont été le Mexique et les États-Unis, ce qui lui aura permis de se préparer quelque peu. Les choses pourraient changer prochainement.
Quelle que soit l’issue du prochain scrutin canadien, il est à souhaiter que notre classe politique se montre unie dans le dossier de l’ACEUM qui revêt une importance plus grande pour nous que pour les États-Unis.
Il faut garder en tête l’excellente formule de Bernard Landry pour résumer à la fois l’imbrication de nos deux économies et la détermination de chacune de protéger quelques industries jugées stratégiques : le Canada et les États-Unis sont «les plus protectionnistes des libres-échangistes » (7).
Et, même si le Mexique paraît dans le même bateau que le Canada, on ne doit pas oublier qu’il a mieux joué ses cartes en 2020.
1- https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/71-607-x/71-607-x2019005-fra.htm
3- idem
4- https://www.bnc.ca/content/dam/bnc/taux-analyses/analyse-eco/geo-bref/geopolitique-bref-240911.pdf
5- https://www.noscommunes.ca/committees/fr/CIIT/StudyActivity?studyActivityId=12563470
7- Bernard Landry. Commerce sans frontières le sens du libre-échange. Québec-Amérique, 1987, chap. II et III.