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Paul Tana
« Les chambres rouges » ce sont les « Reds Rooms » du « dark web », ces lieux où se déroulent des situations extrêmes, fictives ou réelles, destinées à des spectateurs, anonymes et payants, excités par l’ultra violence porno-sadique et l’interdit.
Dans le film homonyme de Pascal Plante, une jeune femme, Kelly-Anne (interprétée par Juliette Gariépy) suit avec un intérêt avide le procès d’un homme accusé d’avoir violé et assassiné trois adolescentes et d’avoir mis en ligne sur le « dark web », la vidéo de son acte abjecte, monstrueux commis dans sa « chambre rouge ».
Le soir où je l’ai vu au Cinéma Beaubien la trop petite salle était bien pleine et silencieuse : ce silence attentif des spectateurs créé par leur incrédulité suspendue à l’histoire qui se déroule sur l’écran.
J’étais aussi silencieux mais moins intéressé qu’eux par le film parce que je me posais constamment la question : pourquoi ces personnages font ce qu’ils font ?
Pourquoi Kelly-Anne suit ce procès avec tant de ferveur ? Elle est fascinée par cet homme ? Elle le croît innocent ? Comme Clémentine (interprétée par Laurie Babin), sa nouvelle amie fort (trop) naïve qu’elle a rencontrée dans la salle d’audience ?
Pourquoi, à un certain moment du procès, Kelly-Anne se présente dans cette salle portant le même uniforme scolaire qu’une des jeunes victimes, avec en plus les mêmes cheveux blonds et broches aux dents. Il n’y a pas de réponse tangible dans les scènes qui précèdent ou suivent cette action. On peut, après coup en tant que spectateur, imaginer des motivations diverses, les unes plus complexes et sophistiquées que les autres, mais il ne faut jamais oublier (ici comme dans bien d’autres films) que ces interprétations surgissent de la confusion des images et de l’action qu’elles nous donnent à voir. Et ce dont nous avons toujours besoin c’est de la clarté : la si difficile et belle clarté !
En plus, ce déguisement de la protagoniste en l’adolescente assassinée revient à la fin lorsqu’elle dépose, en pleine nuit, sur la table de chevet de la chambre de la mère de la jeune victime( interprétée avec justesse par Élizabeth Locas), la clé contenant la vidéo qui va permettre de prouver la culpabilité de l’accusé.
Pourquoi ce déguisement ? Pour qui ? Tout ce qu’on a devant nous c’est une action forcée à effet symbolique très restreint parce qu’il ne fait plaisir qu’à ceux qui l’ont pensé.
Encore une fois la clarté !
Comme l’écrivait Truffaut dans l’introduction de son livre sur Hitchcock : « Chaque plan d’un film… est une information qu’on donne au public. Beaucoup de cinéastes donnent des informations vagues et plus ou moins lisibles soit que leurs intentions initiales étaient elles-mêmes vagues, soit qu’elles étaient précises mais ont été mal exécutées. Vous me direz peut-être : la clarté est-elle une qualité si importante ? Elle est la plus importante. »
Kelly-Anne, est une jeune femme solitaire qui vit avec une certaine aisance : elle travaille comme modèle et c’est une joueuse astucieuse de poker en ligne. Elle habite un immeuble tout en vitres et en hauteur dans un appartement sans meubles, sauf le fauteuil, devant le grand écran de son ordinateur qui est au fond sa vraie maison. C’est aussi une hackeuse très habile pour qui le web ne semble pas avoir grands secrets.
Cette dimension du personnage (et du film) est bien décrite, avec une belle clarté et humour : elle a programmé son ordinateur pour qu’il puisse lui raconter des blagues qui, comme on dit, sont vraiment « pas pires »…
C’est le rapport de Kelly-Anne au procès, à son déroulement, aux informations qu’elle y apprend, qui la transforment et la font agir qui est plus opaque : le déguisement mentionné plus haut en est un exemple.
Pourtant dès le tout début la clarté règne dans ce film. Je pense à la très belle scène d’ouverture du procès où la procureure et l’avocat de la défense exposent leurs faits. Tournée en plan séquence avec une mise en scène précise et d’une formidable justesse dramatique, elle expose l’horreur des actes commis par l’accusé qu’il faudra juger.
C’est par la suite que le film glisse, se déporte vers une certaine opacité.
Mais ai-je raison ? Est-ce que le silence de tous ces spectateurs n’est pas plus éloquent que mes mots?
Une chose est certaine, ce soir-là, j’avais l’impression que nous étions tous venus voir le film avec l’appréhension coupable du voyeur, stimulés par une curiosité malsaine provoquée par les interdits et tabous de la mythologie « Red Rooms » du « Dark Web » que « Les chambres rouges » allait nous faire visiter par procuration.
Mais ce film qui joue sa tête avec le diable en abordant un sujet si révulsant, va au-delà du sensationnalisme banal dans lequel il aurait pu s’installer. Il tente sincèrement, avec une assez belle habileté elliptique, de transcender la mythologie « Red Rooms » et nous renvoie à notre solitude et à nos dérives face au web-dieu-tout-puissant.
Si seulement un peu plus de clarté avait été au rendez-vous !
Réalisation et scénario : Pascal Plante- Direction de la photographie : Vincent Biron-
Direction artistique : Laura Nhem – Maquillages : Marie Salvado – Montage images: John Malak – Musique: Dominique Plante – Photographie : Vincent Biron – Son: Martyne Morin, Olivier Calvert, Stéphane Bergeron-Production : Dominique Dussault; Distribution :Entract Films
Avec : Juliette Gariépy (Kelly-Anne), Laurie Babin (Clementine), Elisabeth Locas (Francine Beaulieu), Maxwell McCabe-Lokos (Ludovic Chevalier), Natalie Tannous (Maître Chedid), Pierre Chagnon (Maître Fortin), Guy Thauvette (Juge Marcel Godbout)
Durée : 1h58 minutes Québec : 2023 / Étoiles :** 1/2
Très belle critique, mais qui ne rend que partiellement justice au film. Car, celui-ci demeure parfaitement rigoureux dans ses choix narratifs et esthétiques, du début jusqu’à la fin, sans jamais s’égarer. La clarté exigée ici ressemble beaucoup à un aveu d’incompréhension ou à un désir d’explication. Au spectateur d’interpréter. Le réalisateur se garde bien de le faire pour lui. Une explication du comportement de Kelly-Anne aurait rendu impossible, ou sinon ridicule, le renversement final. Pourquoi ou pour qui Kelly-Anne se déguise-t-elle comme la jeune victime lorsqu’elle se rend dans sa chambre? Pour nul autre qu’elle-même, comme en témoigne les deux selfies qu’elle capte assise sur le lit, dans le décor de sa chambre. Peut-être s’agit-il ici d’une façon de rendre justice et de faire revivre la jeune femme, décédée trop tôt et de manière infâme entre les mains du tueur?
Je suis d’accord avec Stéphane quant à l’importance de cette scène clé : le double selfie dans la chambre de la victime. Cependant, je diverge quant à l’interprétation selon laquelle Kelly-Anne le fait uniquement pour elle-même. Il est clair qu’elle se déguise pour quelqu’un en particulier.
Paul soulève avec justesse le fait que le film conserve une certaine opacité, mais je considère que cela relève davantage du style du réalisateur que d’un refus d’offrir une interprétation. Il est important de continuer à réfléchir et à analyser ce que la réalisation nous expose dès les premières scènes. Interrogez-vous sur les raisons pour lesquelles Kelly-Anne verse une larme au début lors du procès, après la plaidoirie de la défense. Demandez vous pourquoi elle s’appelle Lady of Shalott sur le darkweb. Comprendre l’information exprimée dans la scène du double selfie se révèle plus facilement..
Ce film explore le phénomène des groupies de tueurs en série, ne l’oublions pas.