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Paul Tana
Sophia, une prof de philosophie, (Magalie Lépine-Blondeau) début quarantaine et fort jolie, donne un cours qui pourrait s’intituler : « L’amour vu par… ». Elle y expose la conception de l’amour chez les grands philosophes de l’histoire : Platon, Spinoza et les autres. Elle enseigne à l’université du troisième âge : rien de trop stressant comme travail. Calme plat aussi du côté de son mariage : elle et Xavier, son mari, font chambre à part : c’est tout dire de l’état de leur relation.
C’est lors de la visite de son nouveau chalet avec Sylvain (Pierre-Yves Cardinal), le jeune et bel entrepreneur en construction qui doit y faire des rénovations, que le ciel, la terre et le vent commencent à s’agiter : entre eux c’est le coup de foudre ! Tout les sépare (milieu social, culture, intérêts), mais le temps du coup de foudre (quelques mois), les barrières tombent et la passion, le sexe, l’affection, les « tu es l’amour de ma vie, tu veux-tu être ma femme pour toujours…», les réunissent, les collent l’un à l’autre et les lancent en orbite en dehors du monde.
Leur trajectoire passionnelle/amoureuse est vraiment bien racontée par Monia Chokri, tant au plan dramaturgique que de la mise en scène. J’ai en tête cette scène où notre couple enflammé est assis sur la banquette avant du pick-up de Sylvain : on les voit à travers le parebrise avec le rétroviseur qui cache un peu leurs visages.
Dans un premier moment on se dit : dommage que ce rétroviseur soit là, il gâche un peu le plan … Puis arrive un léger « zoom in » sur leurs visages qui fait en sorte que le rétroviseur les masque davantage. Soudain ils commencent à s’embrasser à langue / bouche que veux-tu, et c’est là qu’on comprend : le rétroviseur est là, dans le cadre, pour masquer les visages et mettre en relief leurs bouches qui s’ouvrent, leurs langues qui s’entortillent : une magnifique incarnation du désir sexuel : brillant !
Sophie et Sylvain ont beau vivre en dehors du monde, leur relation passionnelle/symbiotique va peu à peu se confronter à la réalité du monde auquel ils appartiennent.
Ici aussi Chokri réussit à décrire avec une belle justesse teintée d’une tendre ironie les personnages variés, nombreux qui forment les membres des familles de nos deux héros.
Le choix des acteurs pour les interpréter est d’une bellissime précision et originalité.
Micheline Lanctôt en maman-confidente de Sophie, outremontaise probablement, lucide, grognonne et défenderesse usque ad finem de la langue française.
Linda Sorgini, la maman de Sylvain souriante et bellement quétaine en villageoise de notre belle province, avec son verre de vin de couleur rose suspecte.
Christine Beaulieu, la belle-sœur coiffeuse de Sylvain qui pour se faire amie avec Sophie lui propose, complice, de lui faire une manucure à son salon. C’est un bonheur, en passant, de la voir dans un rôle si vivant, coloré et drôle ! Et quel maquillage !
Guillaume Laurin, le frère de Sophie : artiste conceptuel obscur et improbable.
Les beaux-parents de Sophie : Marie-Ginette Guay et Guy Thauvette : bons petits bourgeois fragiles, vieux, maladroits et interprétés sans aucun sentimentalisme : c’est ce qui fait leur beauté.
Max, leur fils, (Francis-Wlliam Rhéaume) malheureux mari éploré, monotone, inconscient jusqu’à la fin de la distance qui le sépare désormais de Sophie. C’est avec une habile simplicité que Chokri rend tangible cette distance : Max rend visite à Sophie à un moment où sa relation avec Sylvain est en crise. Il veut faire l’amour, elle le laisse faire : il la prend par derrière : on voit le visage de Sophie qui attend, indifférente, que Max, dont on ne voit pas le visage mais seulement l’épaule, le bras, la nuque, jouisse enfin au beau milieu de ces petits cris lascifs …
Il y a aussi dans cette liste de personnages : Monia Chokri elle-même et Steve Laplante, en vieux couple avec enfants : ils sont bruyants et, eux aussi, fort justes !
Évidemment, la « réalité » de leurs propres mondes finit par rattraper nos deux amoureux et les ramène sur terre. C’est un atterrissage à la fois triste et tendre, un peu drôle et surtout doucement ironique.
Tout est clair, précis, réussi dans ce film sauf un élément qui m’a laissé perplexe : la photographie.
Elle est techniquement parfaite, ce que je questionne plutôt c’est son esthétique qui appartient au cinéma des années 70/80, le film a été d’ailleurs tourné en 35mm. Pourquoi un tel choix ? Un hommage au cinéma de ces années-là ? Sûrement ! Mais c’est un peu béat et naïf, joli et frivole.
Ce choix appartient peut-être à une sensibilité postmoderne qui m’échappe, mais il ne me semble pas contribuer à la cohérence artistique du film. En fait tout ce qui manque, dans cet « hommage », c’est l’image gelée de fin comme dans bien des films de ces années-là : l’image qui s’arrête sur un geste, un regard et qui marque la fin du film. Mais elle y est presque avec Sophie qui debout, immobile au beau milieu de la station d’essence attend seule le prochain chapitre de sa vie …
Et l’amour vu par Chokri ? Elle raconte avec humour sa beauté fragile sans donner de grandes leçons et c’est tant mieux !
Simple comme Sylvain confirme son très grand talent.
Équipe
Réalisation : Monia Chokri – Scénario: Monia Chokri – Production: Nancy Grant, Sylvain Corbeil, Nathanaël Karmitz, Elisha Karmitz – Photographie: André Turpin – Distribution des rôles: Annie St-Pierre – 1er assistant à la réalisation: Cédric Kluyskens – Costumes: Guillaume Laflamme – Conception artistique: Colombe Raby – Décors: Kimberley Thibodeau -Montage images: Pauline Gaillard Musique: Émile Sornin Son: François Grenon, Julien Roig, Olivier Guillaume
Avec Magalie Lépine Blondeau (Sophia), Pierre-Yves Cardinal (Sylvain), Francis-William Rhéaume (Xavier), Monia Chokri (Françoise), Steve Laplante (Philippe), Marie-Ginette Guay (Sylvie), Guy Thauvette (Pierre), Micheline Lanctôt (Madeleine), Guillaume Laurin (Olivier), Christine Beaulieu (Karine), Mathieu Baron (Kévin), Linda Sorgini (Guylaine), Lubna Playoust (Josephine), Karelle Tremblay ( Camelia)
Coproduction Québec-France 2023 – Durée: 1h52m
Étoiles ***1/2