À propos de l'auteur : Louiselle Lévesque

Catégories : Canada, Québec

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Louiselle Lévesque

Les peuples autochtones au Canada viennent de marquer des points dans leur bataille pour la reconnaissance de leurs droits. Deux jugements récents sont venus coup sur coup donner un nouvel élan à leurs revendications sur le plan juridique.

En février dernier, la Cour suprême du Canada a déclaré constitutionnelle une loi fédérale qui accorde aux Premières Nations, aux Inuits et aux Métis le droit à l’autonomie gouvernementale dans le domaine des services à l’enfance et à la famille.

Quelques mois auparavant, la Cour supérieure du Québec reconnaissait l’existence de droits ancestraux ou issus de traités dans un litige opposant des Mohawks de Kahnawake au gouvernement fédéral relativement au commerce transfrontalier du tabac. Ottawa et Québec ont porté la décision en appel.

Une loi réparatrice

Le 1er janvier 2020, la Loi C-92 concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis entre en vigueur.[1]

Elle prévoit d’établir des normes à l’échelle du pays et d’assurer aux autochtones un contrôle effectif sur la protection de leurs enfants et la fourniture de services culturellement adaptés.

La nouvelle législation s’inscrit dans une démarche de réparation de torts historiques. Racisme, préjugés, discrimination, politiques assimilationnistes et pensionnats, tous les préjudices subis et mis en lumière par la Commission de vérité et réconciliation et qui appelaient à la mise en œuvre d’un ensemble d’actions et de mesures.

Elle fait aussi partie des engagements pris par le Canada lorsqu’il a concrétisé en 2021 son adhésion aux principes de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée par l’ONU en 2007. [2]

Une dure réalité

Selon le Recensement de la population de 2021, plus de 50 % des enfants de moins de 14 ans en famille d’accueil au Canada sont autochtones alors que les enfants autochtones représentent moins de 8 % des enfants au pays. Des chiffres effarants surtout lorsque l’on sait que la plupart de ces enfants sont pris en charge par des familles non-autochtones, provoquant une coupure avec leur langue et leur culture.

Les ravages causés par les graves problèmes sociaux qui affectent bien des communautés expliquent en partie ces données troublantes, d’où l’importance pour les autochtones d’avoir la capacité d’agir sur un tel enjeu soutient le professeur au département de science politique à l’Université de Montréal, Martin Papillon : « Les mécanismes de protection de la jeunesse dans les réserves, ça se fait au Québec mais aussi en Ontario et ailleurs, ont été historiquement des mécanismes qui ont servi à l’assimilation. Ça a un peu remplacé les pensionnats. »

Le système de pensionnats pour les enfants autochtones a duré plus de 150 ans. Le dernier établissement au pays a fermé ses portes en 1996 dans la province de la Saskatchewan. Au Québec, c’est la fermeture du pensionnat de Pointe-Bleue près de Roberval au Saguenay-Lac-Saint-Jean à la fin des années 1980 qui a mis un terme à cette pratique.

De nouveaux pouvoirs

Par la Loi C-92, le Parlement canadien affirme que le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones est reconnu et confirmé à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [3] et que la compétence législative en matière de services à l’enfance et à la famille est incluse dans la reconnaissance de ce droit.

La loi va plus loin en précisant le cadre à l’intérieur duquel cette compétence peut être exercée. À l’article 21, elle confère aux textes législatifs adoptés par des groupes, des collectivités ou des peuples autochtones la même force que s’il s’agissait de lois fédérales. Et au paragraphe 22(3) elle stipule que les textes législatifs autochtones ont préséance sur toute disposition incompatible d’un texte de loi provincial.

Le désaccord du Québec

Le gouvernement québécois a perçu l’ensemble de cette loi comme un empiètement indu dans un champ de compétence, celui de la protection de la jeunesse, relevant exclusivement des provinces. Dans un renvoi, il a demandé à la Cour d’appel du Québec de déterminer si Ottawa n’avait pas outrepassé ses pouvoirs, faisant valoir qu’il était inconstitutionnel pour le gouvernement fédéral d’entraver l’autorité provinciale sur ce service public.

Dans un avis rendu en 2021, la Cour d’appel a conclu que la Loi C-92 était valide sur le plan constitutionnel, à l’exception toutefois de l’article 21 et du paragraphe 22(3) qui donnent primauté aux textes législatifs autochtones sur les lois provinciales. Le tribunal a jugé que « ces dispositions outrepassent la compétence du Parlement en ce qu’elles modifient indûment l’architecture constitutionnelle du Canada. »

C’était la position défendue par le gouvernement du Québec nous explique le professeur Papillon. « Le Québec arguait que cette loi-là venait modifier l’architecture constitutionnelle canadienne en créant de façon unilatérale par processus législatif un ordre de gouvernement autochtone en matière d’aide à l’enfance, un troisième ordre de gouvernement. »

Le dossier s’est retrouvé en Cour suprême qui, dans un jugement unanime, a confirmé la validité de la loi et la compétence du Parlement canadien de légiférer sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. [4]

Quant au paragraphe 22(3) de la Loi C-92 contesté par Québec, la Cour a estimé qu’il constituait une simple reformulation de la prépondérance fédérale suivant laquelle les dispositions d’une loi fédérale l’emportent sur les dispositions incompatibles d’une loi provinciale.

Un revers sur toute la ligne

Le plus haut tribunal du pays a donc statué qu’il n’y avait pas d’empiètement dans un champ de compétence des provinces puisque le gouvernement fédéral a agi dans un domaine qui relève exclusivement de sa responsabilité.

Le professeur Papillon affirme que la Cour a eu raison de rejeter l’argument du Québec à ce chapitre. « Le gouvernement fédéral n’est pas venu changer la loi québécoise. Ce qu’il est venu faire c’est de dire dans le fond aux provinces, dans mon champ de compétence, les lois autochtones vont avoir prépondérance sur les lois québécoises. »

La Cour suprême n’a pas retenu non plus l’argumentation présentée par Québec selon laquelle le Parlement fédéral avait en quelque sorte créé un troisième ordre de gouvernement sans l’accord des provinces.

Une question en suspens

Le gouvernement fédéral considère que le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des autochtones fait partie des droits ancestraux ou issus de traités qui leur sont reconnus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. C’est cette interprétation qui se reflète dans la Loi C-92 mais Québec soutient qu’Ottawa donne à cet article une portée qu’il n’a pas.

La Cour suprême ne s’est pas prononcée sur ce point précis relève Martin Papillon. « Elle a juste dit que le gouvernement fédéral a le droit de l’interpréter comme il veut. »

La signification à donner à l’article 35 n’a toujours pas été tranchée sur le fond. La Cour suprême a plutôt évité de statuer sur la question estime Martin Papillon. « Il y a beaucoup de gens qui disent que c’est une grande victoire pour les autochtones, que leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale en matière d’aide à l’enfance a été reconnu par la Cour suprême, ce n’est pas vrai. »

Mais le débat devrait resurgir plus tôt que tard assure politologue qui ajoute que « le fait que le gouvernement fédéral déclare qu’il reconnaît un droit à l’autonomie gouvernementale, ça ne change pas le droit en tant que tel, ça ne change pas la Constitution. C’est une politique. »

Une politique ou une loi, faut-il le rappeler, peuvent être abolies ou modifiées au gré des gouvernements et des volontés de la majorité à la Chambre des communes.

Le commerce du tabac

Novembre 2023, la juge Sophie Bourque de la Cour supérieure du Québec crée la surprise en prononçant un arrêt des procédures criminelles contre deux Mohawks de Kahnawake, Derek White et Hunter Montour, reconnus coupables pour l’importation de grandes quantités de tabac sans s’être acquittés des droits prévus à l’article 42 de la Loi sur la taxe d’accise. [5]

Pour faire annuler leur condamnation, les deux hommes ont invoqué l’existence du traité de la chaîne du Covenant (chaîne d’alliance) qui régissait les relations entre les autorités britanniques et les Haudenosaunee, c’est-à-dire la Confédération iroquoise composée de six nations dont la nation Mohawk.

Le tribunal a conclu que ce traité n’est pas éteint, qu’il continue de lier les parties et que conséquemment ce conflit entre les Mohawks et le gouvernement fédéral relativement au commerce international du tabac aurait dû être soumis à la procédure de règlement des litiges prévue dans la chaîne du Covenant.

L’application de l’article 42 de la Loi sur la taxe d’accise constitue selon la juge Bourque une violation injustifiée de ce traité toujours en vigueur.

Vers un nouvel ordre juridique ?

L’anthropologue Pierre Trudel voit dans ce jugement le signe que le droit sur lequel s’appuient les tribunaux est de plus en plus inadéquat en ce qui concerne les droits ancestraux et qu’une nouvelle philosophie est à l’œuvre.

« La juge Bourque dit qu’il y a un nouveau droit. Elle le dit clairement. Il y a une évolution sociale, il y a la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones qui a une certaine valeur juridique contraignante et il y a des commissions d’enquête qui ont eu lieu. Donc la société a changé. »

Pierre Trudel croit que la Cour vient ainsi confirmer l’existence d’un pluralisme juridique et consolider le système juridique autochtone. « La juge ouvre la porte à ce que les juges devront faire c’est-à-dire évaluer quel est le système juridique traditionnel. »

Le professeur d’anthropologie, spécialiste des questions autochtones, a la conviction que « sans changement constitutionnel, on va reconnaître davantage un troisième niveau de gouvernement qui a une capacité claire de faire des lois qui peuvent avoir prépondérance sur les lois fédérales et provinciales. »

La Loi C-92 et le jugement de la Cour suprême qui en confirme la constitutionnalité vont exactement dans cette direction.

 

 

[1] https://laws.justice.gc.ca/fra/lois/f-11.73/page-1.html

[2] https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/u-2.2/page-1.html

[3] L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 : « Les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. »

[4] https://decisions.scc-csc.ca/scc-csc/scc-csc/fr/item/20264/index.do

[5] https://coursuperieureduquebec.ca/fileadmin/cour-superieure/Jugements_diffuses_sur_X/R._c._White_et_Montour.pdf

 

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