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Guy Gendron
Le constat s’impose au point de sembler banal: la désinformation relayée et amplifiée par les réseaux sociaux est l’un des pires fléaux de notre époque. Mais comment la combattre et à qui en confier la responsabilité? Il suffit de poser ces questions pour créer une foire d’empoigne comme celle qui a cours actuellement au Parlement européen à propos du Digital Services Act (DSA).
Ce règlement vise à interdire les contenus illicites en ligne en imposant aux grandes plateformes — comme les GAFA — le devoir d’en faire la modération. Or, les éditeurs de presse demandent que leurs articles soient exemptés de l’application de cette règle au nom de la liberté de presse. Sinon, disent-ils, cette tentative de combattre la désinformation, louable en soi, risque d’accorder aux grandes plateformes le pouvoir de pratiquer une « censure privée » sur l’information légitime. Mais alors, demandent plusieurs spécialistes de la lutte à la désinformation, qui déterminera ce qu’est un média pouvant être exempté de la règle, et en fonction de quels critères?
Le diable est dans les détails, qui n’en sont pas
Par exemple, est-ce que RT (anciennement Russia Today), considéré comme un porte-voix du Kremlin, est l’un de ces médias dont les contenus devraient être intouchables? Si oui, il faudrait renverser la décision de YouTube de bannir RT pour avoir présenté à répétition des faussetés sur la pandémie de COVID-19. La liste des acteurs problématiques est longue, y compris en provenance de pays pourtant démocratiques. On n’a qu’à penser, aux États-Unis, à Fox News ou AON, pourtant détenteurs de licences des autorités fédérales.
Dans une lettre ouverte publiée à l’automne 2021, une centaine de spécialistes de la lutte à la désinformation et d’ONG, dont le EU DisinfoLab, soutiennent qu’il est « pratiquement impossible de définir de manière significative qui ou quoi est une ‘publication de presse’ légitime dans l’environnement en ligne ». La France a pris position contre l’exemption réclamée par les éditeurs de presse, tout comme la Commission européenne, alors que l’Allemagne y est favorable.
Une troisième voie est-elle possible ?
Pour Alain Saulnier, ancien directeur de l’Information de Radio-Canada et professeur de journalisme à l’Université de Montréal tout juste retraité*, il n’y a aucun doute que la lutte à la désinformation « constitue le combat extrême du 21ème siècle ».
Cependant, dans cette bataille, il se méfie autant des gouvernements que des grandes plateformes, « de riches superpuissances américaines », à qui il lui répugne d’accorder « le droit de vie ou de mort sur la liberté d’expression » en leur confiant la responsabilité de modérer les contenus qu’ils publient.
S’en remettre aux gouvernements serait à son avis « une tout aussi mauvaise stratégie que le laisser-faire défendu depuis trop longtemps par les propriétaires des réseaux sociaux. »
C’est une troisième voie « citoyenne » qu’il préconise, s’appuyant à la fois sur le public, les journalistes et les médias, « pour encadrer la liberté de presse et la liberté d’expression ».
En somme, une instance de régulation indépendante du politique et des superpuissances numériques qui ont failli à la tâche « parce que ce qui les motive, ce sont les profits et leurs valeurs boursières. » À ceux qui jugent le projet irréaliste ou qui estiment qu’il s’agit d’une nouvelle boîte de Pandore, Alain Saulnier réplique: « Soyons optimistes, c’est possible. »
Plusieurs initiatives allant dans ce sens ont d’ailleurs vu le jour depuis quelques années, proposant un système de classification du professionnalisme des médias, par exemple en leur attribuant un code de couleurs (vert, jaune, rouge) indiquant le niveau de confiance que le public peut avoir envers leurs contenus.
Mais leur adoption par les grandes plateformes et leur reconnaissance par l’ensemble des médias posent toujours problème.
* Alain Saunier publie en février 2022, chez Écosociété, un essai intitulé Les barbares numériques.